Propos d'Édouard François, Architecte.
Qu’est-ce que pour vous une ville intelligente ?
La ville intelligente est une ville partagée qui mutualise des espaces publics comme privés, afin d’offrir à l’usager une plus grande liberté : celle de pouvoir végétaliser, d’avoir des formes de propriété différentes, des possibilités de prêts entre les gens, la capacité d’habiter ensemble, de pratiquer le coworking, etc. Une sorte d’« ubérisation », mais humaine. La ville intelligente est également celle qui respecte la temporalité et les saisons. elle est synonyme d’une modernité qui revient aux essentiels. Pendant longtemps, la modernité a été bâtie sur un fantasme d’éternité, comme si nous allions vivre indéfiniment grâce à une technologie qui nous sauverait de tous les maux. Cette philosophie a conduit à la surconsommation, à une ode à l’objet qui libère. Aujourd’hui, la ville durable tend à revenir aux valeurs de contexte, d’humain, de saisonnalité. Des valeurs néanmoins incompatibles avec celles d’autrefois ; il faut donc apprendre à déposséder les choses, ce qui n’est pas sans difficulté. La ville intelligente recycle. Nous sommes encore loin d’optimiser le recyclage. Le problème vient du fait que la société porte un regard négatif sur les restes, perçus souvent comme inutiles. or, le recyclé, c’est la valorisation et la pérennisation des objets. Dans la nourriture, par exemple, cela prend la forme de ce que nous pouvons transformer en imaginant des recettes où les restes seraient utilisables les jours suivants. Une approche qui peut être reprise dans l’architecture comme dans le projet urbain en général.
La ville intelligente est aussi celle qui respecte la vie. Nous avons besoin des écosystèmes. J’ai créé un jardin, à l’agence, dans lequel j’expérimente les plantes que j’utilise pour mes projets. Au départ, je savais que j’allais engendrer une perturbation écologique où des animaux viendraient (et notamment des parasites), et qu’il faudrait environ quatre à six mois pour qu’un équilibre se produise. Face aux parasites, presque systématiquement, les gens utilisent des produits chimiques afin de détruire les insectes, ce qui n’est pas du tout écologique. Il faut de la patience et attendre que les végétaux s’adaptent. C’est aussi cela le partage, avec ses avantages et ses inconvénients, où on réapprend à vivre dans un biotope dont nous faisons partie, qu’on le veuille ou non.
Comment cela prend-il forme dans vos projets ?
La ville partagée dans mes projets se matérialise, par exemple, dans les « volumes capables » que nous réalisons à Bordeaux (voir le Zoom ci-dessous) – ou par les immeubles périscopes à Grenoble, Marseille, Asnières, en Inde et au Brésil, où j’ai fait en sorte que le logement le plus bas possède la terrasse la plus haute, et inversement, le logement le plus haut ait la terrasse la moins élevée. en réalisant un parcours résidentiel dans une tour, il y a un peu plus de dix ans, j’ai compris que l’éloge de la tour était celui du riche, et qu’il fallait le partager.
Concernant le recyclage, nous sommes en train de réaliser un centre commercial à Grenoble où se trouve une ancienne usine en brique dont une partie n’existe plus. J’ai décidé de la remettre dans sa trame originelle en utilisant les tuiles, disposées en gabions. J’appelle cela des « gabions de la mémoire ». Ils vont servir à réaliser les murs du nouveau centre. Il y a zéro déchet, c’est du réemploi qui redonne sa chair, son âme au bâtiment. Quant à l’intégration de la vie dans l’architecture, au-delà du végétal connu dans nos projets, nous avons réalisé à Bordeaux un bâtiment surélevé afin de libérer un champ de 5 000 mètres carrés au sol, sans aucune contrainte d’ascenseur ni aucun tuyau de façon à introduire de l’agriculture urbaine et notamment de l’élevage (poules, chèvres, moutons, etc.).
Dans mes projets architecturaux, il y a également la volonté de respecter le paysage environnant. C’est ce que j’ai fait, par exemple, à Champigny, un lieu sans complexité, décrié, déniant ce qui pourtant est fait un peu partout dans le monde. Mon intention était de sensibiliser les habitants aux éléments architecturaux qui les entourent. J’ai donc rassemblé ces composants pour créer un objet singulier, réalisé avec le pavillon du centre-ville posé sur la barre. J’ai fait dialoguer des éléments qui normalement sont ennemis, afin de redonner l’envie aux usagers de s’intéresser au milieu dans lequel ils vivent et d’assumer cet environnement.
Quels conseils aimeriez-vous donner aux acteurs de la ville en général ?
Il faut faire des expériences curieuses pour retrouver l’expression de la vie. Une vie qui doit prendre forme selon les envies de chacun mais dans le respect de l’autre. Il faut aussi admettre la perte de contrôle et arrêter de vouloir tout maîtriser, c’est ça pour moi la ville du futur. Dans l’architecture, cela signifie que l’esthétique de l’immeuble doit être modifiable, et qu’il y ait moins de sur-réglementation. Celle-ci a entraîné une perte d’éthique. Il faut revenir à l’éthique, à l’humain, à l’économie et à l’écologie.
Retrouvez l'ensemble des interviews dans EcologiK 56 : Villes intelligentes...et durables ? (déc-janv-fév 2017/2018)