C'est un parc avec vue -et quelle vue : une forêt de gratte-ciel, l'Empire State Building, Manhattan. Lancée sur les eaux telle une proue de navire, une jetée à coque métallique contemple la skyline de New York. Un panorama impressionnant pour un promontoire hautement « instagrammable », sur un site autrefois dédié au raffinage du sucre.
Sur une rive de l'East River, la seconde phase du Hunter's Point South Waterfront Park s'inscrit dans la reconquête des délaissés du paysage postindustriel de la Grande Pomme. À l'image de l'infrastructure ferroviaire en déliquescence de la High Line -ce fameux parc linéaire suspendu -, qui, dans les années 2000, annonçait le début de la métamorphose new yorkaise, de nombreuses friches se sont récemment vues transformées en parcs, faisant naître un engouement mais aussi une remise en question sur chaque site réinventé : comment aménager sans fracas les traces du patrimoine industriel ? Pourquoi privilégier toujours une nature manucurée au détriment de la biodiversité ordinaire ?
Autant d'interrogations accentuées par le contexte, celui d'une mégapole parmi les plus chères du globe, où ces nouvelles aménités entraînent une gentrification effrénée des quartiers concernés. Dernier en date, Hunter's Point, qui, s'il ne pourra échapper à la controverse, est emblématique d'une nouvelle génération d'infrastructures. Résilient, à l'interface entre l'urbain et l'eau, l'espace, conçu par le duo des agences SWA/Balsley et Weiss/Manfredi, accompagne un grand programme de logements à loyer modéré, sans précédent depuis les années 70. À venir, 5 000 unités résidentielles et trois écoles, à la pointe de Long Island.
Au fil de l'eau
Entre les berges et le quartier réhabilité, le nouveau parc juxtapose une série d'aménagements : aire de jeux, promontoire, ovale engazonné ou, même, parc à chiens. D'est en ouest, cette promenade au long cours amène donc le promeneur au contact avec l'eau, mais aussi avec l'histoire de New York. La magie de la mégapole, pour les designers Marion Weiss et Michael Manfredi, tient en effet beaucoup à son caractère de grande ville maritime.
« Les multiples histoires de New York ont toujours été aquatiques. L'ère précoloniale était riche en habitats de zones humides, le XIXe siècle a été marqué par l'industrialisation du front d'eau. Au XXIe siècle, nous cherchons de nouvelles façons de célébrer la rive », indiquent-ils. Hunter's Point, qui porte le nom de l'un des villages ayant donné naissance à la ville de New York, a longtemps été le moteur économique du Queens : usines, entrepôts, gare de marchandises et, surtout, l'une des plus grandes raffineries de sucre des États-Unis s'installent en bordure des quais, sur une langue de terre striée par les rails et hérissée de cheminées. Avec le déclin industriel, l'activité portuaire chute et l'usine sucrière ferme.
« Le site est un vestige de ce passé, mélange de décombres, de vieilles fondations et de différents types de sols », se souviennent Marion Weiss et Michael Manfredi.
Le terrain, no ma n's land seulement fréquenté par des riverains et des graffeurs, végète, tandis que la ville s'interroge sur son sort. On envisage un moment d'y construire un village olympique, mais la candidature de la ville de New York n'aboutit pas. Ce sera finalement une opération de logement social. Cependant, dans cette agglomération géante, très exposée au risque d'inondations, le choix du concept se doit aussi de présenter un intérêt en matière de prévention des crues, dans un secteur très artificialisé et donc peu rétenteur des eaux pluviales.
Si trois décennies de fermeture ont recouvert le lieu de fourrés, en dessous et jusqu'à sa forme, berges incurvées et péninsule oblongue sont issues des remblais de construction des tunnels de la ville. Un faciès très anthropisé, dont les concepteurs ont su tirer parti pour recréer d'autres écosystèmes, fidèles à la nature du site et à ses roselières d'antan.
Une éponge à l'épreuve de l'ouragan
Détachée du site, une péninsule accessible au moyen d'une passerelle est désormais séparée de l'île par une bande de marais salés ; deux fois par jour, la marée haute les humecte et l'endroit se transforme en île.
« Ici, la clé d'une zone humide performante consistait à la protéger des courants de marée rapides de l'East River, explique le paysagiste Thomas Balsley. Pour ce faire, nous avons créé une barrière de roche et de gravats en zigzag, coiffée d'une allée piétonne intimiste. Cela donne aux visiteurs du parc l'occasion de se sentir littéralement marcher sur l'eau. Cette passerelle surélevée est une barrière protectrice qui nous offre la possibilité de recréer une zone humide pros père. » Pendant une décennie, l'équipe de concepteurs a testé ses solutions sur le linéaire de rives du Gantry Plaza State Park, situé en amont de la nouvelle installation.
« En plus d'un système efficace de fossés végétalisés le long des boulevards du parc, nous avons soigneusement manipulé ses zones "molles", telles que des pelouses ou des plantations, pour capturer, filtrer, puis libérer les eaux pluviales, poursuit Thomas Balsley. Nous avons, en outre, choisi de consacrer 6 000 mètres carrés aux marais salés et aux revêtements. Ils fournissent un tampon en éponge molle pour le parc et, plus haut, ses habitants. » Dès le chantier, le passage de l'ouragan Sandy, pire tempête qu'a jusqu'à présent connue New York, teste le dispositif : « Il a provoqué une crue de 1,21 mètre contre, normalement, une marée haute de 50 centimètres. L'ovale vert du parc a été inondé par 90 centimètres mais a libéré les eaux salines sans endommager le paysage en dur ni la végétation. »
Nouvelle phase pour Long Island
Entre trame absorbante et réseau de sentiers, ce système, qui relie l'aménagement au cycle de l'eau, permet également de ménager des respirations au cœur de la frénésie new yorkaise. Installés durant la phase 2, en même temps qu'une rampe de lancement pour le kayak et que des équipements de fitness, les zones humides et le belvédère en surplomb sur la rivière incitent à s'arrêter, à prendre son temps. Du sentier des marais au surplomb en porte-à-faux, suspendu 100 mètres au dessus de l'East River, communion avec la nature et spectacle sur Manhattan attendent le New Yorkais et le promeneur en quête d'apaisement :
« ici, l'horizon, la rivière et le parc ne font plus qu'un », soulignent Marion Weiss et Michael Manfredi.
Par contraste, les espaces ouverts, au tracé simple et très marqué, peuvent se prêter à une multiplicité d'usages et accueillir un public nombreux, à l'image du noyau central, un large ovale engazonné, où il est aussi bien possible de faire son jogging que de s'étendre sur l'herbe pour pique-niquer. Avec café et pavillon -supportant les panneaux photovoltaïques qui, à terme, alimenteront le parc en électricité à 100 % -, il constitue la zone la plus peuplée du parc, et pour cause : à proximité directe se trouve l'embarcadère des ferries, qui, chaque jour, voit passer des milliers de résidents, de travailleurs et d'étudiants. « L'attrait de ce parc s'établit dans un équilibre de possibilités entre loisirs actifs et passifs », conclut Thomas Balsley. En guise de moment préféré, il cite volontiers « la traversée de la passerelle, jusqu'au sanctuaire de l'île ». Là, l'œuvre d'un artiste basé à New York, Nobuho Nagasawa, représente les phases de la lune : à la nuit tombée, les larges disques phosphorescents brillent dans l'herbe, signe que l'extrémité grisâtre de Long Island a bien changé.
► Article paru dans Ecologik 63 : Reconvertir, réhabiliter et muter actuellement en kiosque et disponible sur la boutique en ligne