EK : Jugaad, concept hindi que vous traduisez en français par « système D », rapproche l’innovation et la frugalité. Quels en sont les grands principes ?
Navi Radjou : Jugaad est un mot hindi qui signifie tout simplement « faire mieux avec moins ». C’est l’imagination dans tout ce qu’elle a de positif et d’efficace. En Inde, les entrepreneurs conçoivent des solutions durables avec très peu de moyens, et à l’heure où la planète se retrouve confrontée à de grands défis environnementaux, cet état d’esprit tend à se généraliser car il faut s’adapter à l’épuisement des ressources. Par ailleurs, les idées nouvelles sont portées par la révolution numérique : tout est mis en commun, plus rapidement. L’ingéniosité devient dès lors collective – on peut même parler de cerveau mondial. Avec l’exposition Wave, imaginée et produite par BNP Paribas, nous sommes donc partis à la découverte de ces courants d’innovation qui parcourent le monde : co-création, économie du partage, mouvement des makers, économie inclusive et économie circulaire sont cinq des facettes de cette multitude d’initiatives qui émergent sur tous les continents.
EK : Demain, à quoi ressemblera l’innovation ?
N.R. : L’innovateur de demain se caractérise par trois attributs : sa frugalité, car il utilise par exemple l’énergie à l’économie ; son agilité, puisqu’il met à profit des avancées qui se produisent toujours plus vite grâce à la progression des réseaux sociaux, et enfin son caractère inclusif, car il amène de la valeur à la communauté. C’est vraiment une nouvelle façon d’inventer, d’autant plus qu’il n’y a désormais plus d’âge ni de niveau d’expertise pour innover. Dans le marasme ambiant, n’importe qui est en mesure de trouver une solution, tant le Web est un outil puissant de mise en commun. Celui qui a une idée est donc loin d’être seul face à son ordinateur ! Je prends souvent l’exemple de Jack Andraka, car il est absolument frappant sur la capacité du monde virtuel à étendre l’intelligence : à 15 ans, ce collégien américain a mis en place une méthode ultrarapide de détection du cancer du pancréas, dans sa cuisine et à l’aide de recherches Internet !
EK : Pourquoi le monde émergent est-il en premier lieu concerné par cet état d’esprit ?
N.R. : Dans les pays du Sud la débrouillardise est courante, car les entrepreneurs doivent en permanence faire face à de nouvelles contraintes. Le collectif y est également très important, alors qu’en Occident on a redécouvert cet aspect très récemment. Si auparavant on distinguait les innovations sociales et économiques, cette différence s’efface de nos jours. Dans l’exposition, les vingt exemples que nous avons choisis proviennent des quatre coins du monde, car tout est de plus en plus interconnecté : les courants sont mêlés. On constate cependant que dans le Nord, l’inventivité s’oriente davantage vers la technologie, tandis que dans le Sud, c’est l’ingéniosité qui l’alimente. Par ailleurs, imaginer est aussi une question de culture. On dit souvent que la liberté se donne, mais dans la Silicon Valley, où je vis désormais, les gens se l’octroient de façon spontanée. Je pense qu’il faut cultiver cet aspect volontariste de l’inventivité. Pour innover, vous n’avez pas besoin que l’on vous donne la permission !
EK : En quoi le jugaad peut-il permettre aux entreprises d’être plus respectueuses de l’environnement ?
N.R. : Cet état d’esprit, très optimiste, peut leur permettre d’envisager la contrainte et la nécessité d’économiser les ressources comme un moteur très puissant. C’est ainsi qu’elles pourront passer d’une économie linéaire à un modèle circulaire. Le but du jeu, c’est de réintroduire des déchets dans la chaîne de valeur, à l’image par exemple du cradle to cradle, dont le principe est de n’émettre aucune pollution en recyclant 100 % des composants d’un produit !
EK : Développement durable oblige, chacun se doit aujourd’hui d’adopter une attitude économe dans son mode de vie. Le jugaad peut-il être étendu au quotidien ? Chacun peut-il être, à son échelle, un innovateur frugal ?
N.R. : Oui, car aujourd’hui le consommateur devient co-créateur de valeur ou même carrément producteur ! Si hier sa seule marge de manœuvre se trouvait dans le choix d’une consommation durable, de nouvelles chaînes de production qui révolutionnent les modèles économiques sont en train de se créer. Le système pyramidal est abandonné au profit d’approches horizontales et durables : la séparation entre l’offre et la demande est en train de s’estomper et il y a une superposition des cadres collectif et individuel. Auparavant, la consommation était forcée ; désormais, chacun peut combattre l’obsolescence programmée, mutualiser sa demande avec celle de son entourage ou de ses voisins, comme le font déjà par exemple les micro-entreprises de La Ruche qui dit Oui*. À l’avenir, lorsque votre machine à laver tombera en panne, au lieu de jeter la pièce défaillante, il sera possible de l’apporter dans un FabLab pour reconstruire l’objet et le remplacer. Et si vous avez un doute sur la manière de procéder, bonne nouvelle, vous n’êtes plus seul : grâce aux réseaux, si vous avez une seule petite idée, vous voilà capable de l’amplifier ! Au final, on va aboutir à une grande durabilité d’usage. Le processus est déjà en marche puisque la consommation collaborative concerne désormais la moitié des Français…
EK : Le respect de l’environnement passe souvent par un soutien institutionnel : un état peut-il devenir jugaad ?
N.R. : Oui, certains États, tels que la Chine, sont en train de mettre en place des FabLabs, pour impulser une espèce d’innovation collective. Il y a une sorte de lâcher-prise, d’encouragement de l’ingéniosité par le bas, sous une forme bottom-up. Mais plus que les institutions, ce sont désormais les citoyens qui ont tous les moyens pour passer à l’action. En Inde, la plus grande démocratie du monde mais aussi la plus corrompue, le site Internet « ipaidabribe » permet désormais de dénoncer anonymement tous les pots de vin. Cet outil de l’e-démocratie est devenu là-bas si populaire qu’il a déjà généré près de 400 000 témoignages, et incité plusieurs villes à changer leurs pratiques. La cité de Bangalore a ainsi mis en place des capteurs électroniques lors des examens du permis de conduire, de manière à contrer les tentatives de corruption. C’est une avancée considérable, qui montre que la connexion fait la force !
EK : Quels sont selon vous les exemples du jugaad les plus marquants, notamment pour leur intérêt environnemental ?
N.R. : L’aspect « durable » peut apparaître en connectant deux à trois dimensions entre elles, par exemple les technologies vertes et le porte-à-porte ! En Inde, la firme Selco fabrique des panneaux solaires, une innovation coûteuse qu’elle a réussi à rendre abordable pour les plus démunis grâce à un financement intelligent : des micro-entrepreneurs achètent les panneaux solaires et démarrent du même coup leur entreprise de recharge de batteries. Chaque matin, ils les chargent et les distribuent le soir dans des foyers et magasins ruraux pour leur éclairage nocturne. Le lendemain matin, ils viennent les reprendre chez les personnes équipées, qui remboursent du même coup leur usage quotidien. Ce système flexible rend l’énergie solaire accessible à tous : même le plus pauvre peut désormais avoir accès aux technologies vertes et ne plus être dépendant du kérosène. Au final, c’est l’environnement qui gagne. Plus simplement, il suffit de regarder la plate-forme « blablacar », qui compte environ 10 millions de membres en Europe : en favorisant la mutualisation des automobiles, ce seul site Internet a déjà permis d’économiser environ 700 000 tonnes de CO2.
EK : Dans le domaine architectural et urbanistique, avez-vous des exemples de jugaad ?
N.R. : Je pense que l’avenir se trouve dans les bâtiments connectés, qui vont permettre de réduire de façon considérable les consommations d’énergie. La conception bioclimatique va également se généraliser : même Autodesk, le leader de la conception de logiciels 2D et 3D, a récemment lancé un outil de conception pour aider à optimiser les décisions à ce niveau. Cela montre que cette nécessité deviendra bientôt un standard.