ENTRETIEN AVEC MICHEL DESVIGNE,
PAYSAGISTE
En quoi le réseau viaire est-il, selon vous, un support de mutations paysagères?
Dans le sillage des études menées pour le Grand Paris, nombre de métropoles françaises se sont dotées de visions territoriales. À juste titre, les grandes voies y apparaissent comme un important support d’évolution. Mais, avant d’engager la mutation des réseaux routiers, se pose la question du traitement de leurs abords. Contrairement à ce qui se voit en Allemagne ou en Belgique, ceux-ci ont longtemps été négligés en France. Or, ces centaines d’hectares disponibles permettraient de transformer le paysage et les territoires dès maintenant.
Quelles sont les références qui inspirent votre travail ?
Je me réfère souvent au système des parcs américains. Dans le développement des villes américaines lors de l’expansion industrielle, les paysagistes – dont Frederick Law Olmsted (1822-1903) a marqué le mouvement– ont inventé des systèmes de parcs en matérialisant de grandes continuités paysagères, avec un réseau de charpentes paysagères qui s’appuyait sur une géographie naturelle et l’amplifiait. Quand on se trouve dans les grandes villes américaines, comme Washington, on perçoit facilement ces parkways d’Olmsted, qui forment des voies de liaisons dans le paysage, ainsi qu’un réseau et une continuité paysagers donnant l’impression d’un large espace naturel, alors qu’il s’agit d’un aménagement. En France, Jean-Claude Nicolas Forestier a également conçu un système de parcs à grande échelle; mais, si nous savions comment faire, nous ne l’avons pas poursuivi ni mis en pratique. Les années 60 et le développement des voies rapides, la gestion des grands projets confiée aux ingénieurs et non aux urbanistes, architectes et paysagistes n’ont pas donné lieu aux projets paysagers d’envergure qui auraient dû les accompagner. Toutes ces références connues rencontrent un grand intérêt actuellement avec la prise de conscience environnementale croissante, nos besoins d’avoir un paysage de meilleure qualité et la mutation des voies rapides, qui sont des supports formidables pour corriger les erreurs du passé.
En tant que paysagiste, vous appuyez-vous sur ces réseaux viaires pour faire paysage?
Oui, toujours, car c’est là où l’on se trouve, où l’on circule. C’est là d’où l’on vient et d’où l’on perçoit et découvre les territoires. Au-delà de l’évidence de ces tracés dans la topographie des lieux – dans le système des parkways, par exemple, les voies dessinées étaient déjà celles empruntées par les indiens d’Amérique –, l’entretien et la réalisation des réseaux viaires ventilent des budgets très importants par rapport à ceux alloués traditionnellement dans l’aménagement du territoire. Donc, si même seulement 1 ou 2% était prévu pour aménager les abords, ce seraient déjà des sommes considérables, dont on ne dispose pas aujourd’hui quand on s’occupe de l’espace public. En France, nous avons mis en place de mauvais réflexes autour des autoroutes, où l’on conçoit leurs abords comme des paysages ornementaux, des ronds-points bavards, narratifs et incohérents du point de vue de l’écologie. En Allemagne ou en Belgique, le modèle est bien plus réussi, notamment parce qu’il est géré par les organismes forestiers. C’est ce qu’il faut faire en France, en confiant à l’ONF la gestion de ces lieux-là. Un de nos projets, celui de Saclay, montre la nécessité de réfléchir à la voirie, ses abords, ses corrélations, avec espaces urbanisés, parcs et promenades. C’est un levier extraordinaire pour faire le paysage, lier les espaces.
Comment investissez-vous ces lieux ? Quelle technique utilisez-vous ?
Ce sont des processus longs. D’abord, il faut convaincre de l’approche, puis intégrer la réalité physique, qui est très lente. Nos projets ressemblent à des pratiques forestières qui doivent être gérées sur des temps longs, de 30 ans, 50 ans ou plus. Nous gérons de grandes densités, que nous éclaircissons progressivement, en les rendant lisibles par tous. Il y a une trentaine d’années, nous avons commencé l’aménagement de l’avenue Pierre Mendès-France, à l’entrée de Montpellier, avec la paysagiste Christine Dalnoky. Nous avons alors planté 14 000 pins parasols sur 3,5 kilomètres, dont la plupart faisaient moins de 2mètres de haut. Encore aujourd’hui, c’est un paysage très jeune car la croissance de ces arbres est lente. Ce « jeu » de la gestion du temps me passionne. Mais ces temporalités sont difficiles à accepter, car peu adaptées à celle de la politique ; au point que, parfois, le dessin suffit aux élus, et le projet ne voit jamais le jour. Il faut une culture du projet urbain, informer continuellement les gens pour les rassurer, en faisant en sorte néanmoins que la première étape soit déjà une transformation visible des lieux. C’est ce que nous avons fait à Euralens, où un réseau de transport de matériaux, à l’abandon depuis des décennies, a été partiellement requalifié pour donner accès au Louvre-Lens et amorcer une « Chaîne des parcs » à l’échelle du bassin minier. Les moyens mis en œuvre sont modestes : des chemins dont les abords sont plantés de 5 000 arbres densément répartis. Si l’on peut regretter une certaine lenteur, la conscience existe néanmoins. Elle est là et nous pouvons rester positifs; ce que nous n’aurions pas pu dire voici 30 ans…
⇒ Lire Le Grand Paris en voie de transformation