Rédigé par Dominique Gauzin-Müller | Publié le 14/02/2014
Dominique Gauzin-Müller : effet de serre, pollution, crise sociale… Les rapports inquiétants se succèdent. Quel est votre diagnostic sur l’état de notre planète ?
Daniel Cohn-Bendit : Notre planète nous rappelle à l’ordre de la manière la plus douloureuse qui soit : changements climatiques, raréfaction des ressources, réduction de la biodiversité, etc. Il est clair que notre modèle de développement, fondé sur le présupposé aberrant que les ressources sont inépuisables, a failli. À ce volet écologique s’ajoute une dimension économique, financière, politique et sociale : crise de la dette, crise de la zone euro, creusement des inégalités, montée du chômage, etc. Autant de phénomènes auxquels les États membres sont incapables de fournir des réponses adaptées parce que leurs schèmes de pensée sont inopérants. J’aime reprendre la terminologie d’Edgar Morin de « polycrise » pour qualifier la conjoncture actuelle. Face à une telle situation, complexe et multidimensionnelle, les réponses ne peuvent être nationales.
D.G.-M. : Comment expliquer que l’écologie ne passionne pas la société française malgré l’enjeu majeur qu’elle représente ? Pourquoi la situation est-elle si différente des deux côtés du Rhin? Comment créer un « désir d’écologie » ?
D.C.-B. : La spécificité allemande est à voir dans la précocité de l’établissement d’un parti écologiste et dans la décision de sortir du nucléaire dès 2000, dans le cadre de la coalition rouge-verte. Mais la politique énergétique allemande ne pourra être efficace que si elle incite ses partenaires à franchir également le pas d’une « sortie du nucléaire ». Nous devons réunir ceux qui, en France, en Angleterre et ailleurs, font le pari d’une alternative combinant solaire, éolien, biomasse, etc. afin d’enclencher une dynamique de transition énergétique et écologique à l’échelle européenne.
D.G.-M. : Après tant de luttes fratricides, les Verts français peuvent-ils encore imposer une transition écologique ? Comment instaurer l’intelligence collective indispensable pour y arriver ?
D.C.-B. : Si on veut vraiment recourir à l’intelligence collective, il faut nécessairement dépasser le cadre des Verts en tant que parti. Je reste convaincu de la valeur politique primordiale d’une force écologiste au sein des instances qui gouvernent. Il faut cependant se rendre à l’évidence : les Verts en France ne sont pas en mesure d’imposer les choix de société requis face aux partis traditionnels dominants. Et je ne vois pas dans l’immédiat comment ils pourraient gagner en crédibilité.
D.G.-M. : Vous avez publié en 2009 un livre intitulé Que faire ?, dans lequel vous défendez le pluralisme culturel comme réponse à la crise sociale. Quelle forme pourrait prendre ce « réalisme révolutionnaire » ?
D.C.-B. : La crise actuelle se caractérise par une montée des inégalités et de l’exclusion, un sentiment d’insécurité croissant, mais aussi par une augmentation des comportements individualistes associée à un affaiblissement des solidarités. Le lien social, auparavant indispensable au « vivre-ensemble » au sein de nos sociétés et à la définition d’un sentiment d’appartenance, se délite. Refonder un pacte social suppose néanmoins de reconnaître le caractère multiculturel de nos sociétés, au sein desquelles le pluralisme et les libertés des individus sont associés : libertés religieuses, revendications identitaires, etc. La prise en compte de ces identités multiples et changeantes est un point majeur de la redéfinition de ce « vivre-ensemble », obligatoire pour lutter contre les discriminations et permettre en même temps une visibilité des minorités.
D.G.-M. : Comment voyez-vous d’ici 2030 l’évolution de nos sociétés européennes sur les plans économique, social, environnemental ? Quelle place y joue la culture ?
D.C.-B. : La crise que nous connaissons à l’heure actuelle est sans précédent. Les réponses qui y seront apportées modèleront nos sociétés pour les décennies à venir. À nous de saisir l’opportunité qu’elle représente. À nous de repenser notre modèle de développement et de casser les dogmes sur lesquels nos sociétés se sont basées, tant au niveau politique qu’économique. Si nous voulons permettre une relance durable à l’échelle européenne, nous ne pouvons pas faire l’impasse d’une restructuration totale de notre économie et de nos modes de production. Ce dont l’Europe a besoin, c’est d’une politique d’investissements ciblée dans les domaines de l’énergie, des transports, de la recherche et de la formation. Éducation et culture doivent tenir une place de premier plan, favorisant ainsi la diffusion de valeurs multiples, mais communes à toute une génération d’Européens.
D.G.-M. : À quoi pourraient ressembler l’architecture et l’urbanisme éco-responsables de demain ? Comment voyez-vous le développement des villes ?
D.C.-B. : Un nombre croissant de personnes vit en milieu urbain : trois milliards aujourd’hui, chiffre qui pourrait atteindre cinq milliards d’ici 2030. Ce phénomène nous oblige à considérer sérieusement la question du développement des villes et de leur durabilité, ce qui, selon moi, passe par la définition d’une stratégie intégrée en matière de déplacement dans l’espace urbain. Prenons le transport routier des personnes et des marchandises qui reste prédominant. La voiture privée est aujourd’hui encore le mode de déplacement privilégié par les individus au sein des villes, occasionnant une saturation des métropoles et un impact significatif en termes d’émissions de co2. Il est indispensable de repenser nos manières de nous déplacer, de réduire notre dépendance à l’automobile, tout en permettant à tous les citoyens l’accessibilité aux transports en commun. Mais cela doit s’inscrire dans une stratégie intégrée, car d’autres variables inhérentes au bon fonctionnement de la cité doivent également figurer dans ce plan : logement, sécurité, culture, etc.
D.G.-M. : En septembre dernier, vous avez lancé le club de réflexion Ecolo Europa pour promouvoir « une approche pragmatique mais ambitieuse » de l’Europe. Qu’attendez-vous de cette nouvelle tentative pour faire triompher l’écologie au sein de l’Union ?
D.C.-B. : Avec le think thank Ecolo Europa, nous avons tout d’abord cherché à ouvrir un espace d’échanges aussi large que possible. En France, mais pas seulement, l’absence de débats publics sur les enjeux majeurs qui concernent directement les Européens sont souvent court-circuités pour ne pas dire inexistants. Ce manque de débat pluraliste et ouvert constitue d’ailleurs une faille dans le fonctionnement des partis, y compris au sein des Verts, où une grande partie des énergies reste vouée à des discussions interminables strictement internes. Les partis finissent ainsi par ressembler à de grandes machines fonctionnant en vase clos, complètement déconnectées des enjeux de nos sociétés. J’espère donc qu’avec tous ceux qui voudront s’impliquer dans Ecolo Europa, nous parviendrons à établir un dialogue suffisamment ouvert et constructif pour interpeller les citoyens, afin qu’ils se sentent à nouveau concernés par la politique.
D.G.-M. : Vous avez publié avec le libéral belge Guy Verhofstadt un manifeste intitulé Debout l’Europe !, qui prône l’abandon des États-Nations. Comment une Europe fédérale pourrait-elle résoudre la « polycrise » ?
D.C.-B. : Nous devons donner un nouveau souffle à la construction européenne si nous ne voulons pas voir disparaître les droits qui ont cimenté nos sociétés et permis leur cohésion. L’idée d’un État fédéral européen nous donne au moins la possibilité d’envisager une structure politique viable et durable pour les citoyens de l’Union. Nous vivons dans un monde globalisé où les flux financiers et les marchés procèdent à la vitesse de la lumière. Face à cette réalité, la structure de l’État-Nation est devenue anachronique, et le modèle intergouvernemental sur lequel repose l’Union européenne également. La crise de la zone euro est le symbole même de cette incapacité à fournir des réponses adaptées. Le fédéralisme représente une « utopie plausible » nous permettant d’atteindre à l’échelle européenne un niveau d’organisation politique devenu vital. Une transformation écologique de nos sociétés n’a de sens que si elle est opérée à cet échelon.
Propos recueillis par Dominique Gauzin-Müller