Aux États-Unis, les campus de bureaux seraient-ils en passe de devenir le nouvel Eldorado des paysagistes ? En 2016, Google ne s'y trompait pas en hébergeant - sur son campus, of course - une table ronde sur les formes paysagères générées par ces environnements.
À Philadelphie, le parc Central Green imaginé par James Corner et l'agence Field Operations témoigne en tout cas de l'inventivité de ces espaces. Si le campus d'entreprise, en anglais : corporate campus , tient une place à part dans le paysage américain, sa version 2.0 casse en effet son image stéréotypée de lieu de travail sans âme véritable, tiraillé entre l'immeuble de bureau, le parking et l'espace vert standardisé. Aujourd'hui revisité pour attirer et retenir une main-d'œuvre qualifiée et exigeante, ce quartier se fait verdoyant et high-tech, en bon produit d'appel des industries créatives qui luttent pour fidéliser les high profiles.
Communauté de travail
Navy Yard, planté à Philadelphie, sur la côte est des États-Unis, est l'un d'entre eux. Ce campus se déploie de tout son long sur les 485 hectares d'une ancienne friche militaire. L'endroit a connu son heure de gloire pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les chantiers navals tournaient à plein régime pour mettre à l'eau les cuirassés de l'US Army. L'un des fleurons du quartier est d'ailleurs un building conçu par l'agence BIG, dont la silhouette blanche et métallique -façade courbée telle l'avant d'un croiseur -, fait clairement référence au passé du lieu. Selon l'archi-star Bjarke Ingels, le design du bâtiment aurait été influencé par la rencontre entre le masterplan du quartier et ses blocs rectangulaires, et le Central Green, parc circulaire dont la silhouette ronde et singulière est aujourd'hui en passe de devenir le symbole du site :
« Le cercle iconique souligne la centralité du parc comme un lieu de rassemblement social, explique-t-on à l'agence Field Operations. Il donne aussi son identité à ce nouveau quartier ».
S'il est impossible de ne pas penser ici au roman de science-fiction Le Cercle, de Dave Eggers, popularisé par le film éponyme dans lequel une jeune employée américaine se retrouve embauchée sur un campus idéal, à l'innovation technologique aussi fascinante qu'inquiétante. Rassurez-vous, la comparaison s'arrête à la forme, ici préférée pour ses capacités à fédérer une communauté de travail, précise-t-on chez Field Operations. Un cercle, donc, ou plutôt plusieurs : l'aménagement les répète, semble-t-il à l'infini, avec en tout 46 espaces circulaires petits et grands où sont proposées différentes activités. Vu de haut, ce tableau ovoïde hypnotise ; lorsque l'on s'y promène, ce design tout en courbes paraît immédiatement accueillant. En outre, le repérage est facilité par l'utilisation de 42 types de revêtements. « En raison de son histoire industrielle, le site devait faire face à une problématique de contamination, rappellent les paysagistes. Nous l'avons donc recouvert avec une couche de substrat propre afin de pouvoir effectuer les plantations et d'installer les espaces d'agrément. » L'objectif était aussi de faire du lieu une zone d'absorption du ruissellement, avec un minimum de surfaces imperméabilisées et un lac de rétention des eaux pluviales.
Multiplicité d'ambiances et d'usages
Concernant la palette végétale, « celle-ci a été adaptée au site, en lisière de deux zones de rusticité : le plan de plantation prend appui sur cette situation, avec des communautés végétales inspirées par le piémont pennsylvanien, les marais d'eau douce ainsi que Pine Barrens, une forêt côtière du New Jersey », indique-t-on à l'agence Field Operations. En résulte une multiplicité d'ambiances et donc de milieux qui, là encore, se coulent dans le concept circulaire mis au point par les paysagistes, de la ham-mock grove, pinède de poche où ont été tendus des hamacs, au mini « bio-bassin », zone d'infiltration des eaux de pluies avec son minuscule plan d'eau et sa roselière. Ce faisant, le parc crée un lien avec le passé du site et les espaces naturels marécageux qui s'étiraient ici, avant que Philadelphie ne déborde sur sa périphérie. Un réseau de sentiers gravillonnés relie enfin l'ensemble des îlots, tandis que l'anneau extérieur, facilement repérable à son asphalte bleu, connecte quant à lui le parc aux allées du campus. Cette piste, longue d'un peu plus de 3 200 mètres et large de six mètres, permet d'accéder facilement à chacun des espaces à l'intérieur du parc.
Baptisée social track, autrement dit « piste sociale », elle passe ainsi des tables de ping-pong à celles des bistrots mobiles, en permettant aux sportifs de courir et aux flâneurs de socialiser.
Elle ne se contente donc pas d'être une respiration bienvenue dans l'urbain - l'une des ambitions du lieu - dans un site qui concentre un fort pourcentage de « créatifs » très demandeurs de nouvelles idées et connexions. « L'équipe a travaillé étroitement avec le client et les locataires des immeubles de bureaux pour développer un programme qui remplisse les besoins d'une communauté créative, jeune, dynamique, et en perpétuelle évolution », partage Field Operations.
Multiplicité d'îlots
Qu'il s'agisse de réunions de travail en plein air ou de siestes au soleil pendant la pause déjeuner, la division en plusieurs chambres de verdures circulaires accroît aussi la polyvalence du lieu. Même principe tout au long de l'anneau extérieur, jalonné de lounges et d'assises indépendantes. Multifonctionnalité oblige, la planification de chacun des sept cercles principaux a été établie de façon à multiplier les usages et les usagers, à croire que le slash, ce caractère de ponctuation oblique tant apprécié des créatifs, a servi de mot d'ordre pour répartir les activités dans chaque espace… Au programme, tables de ping-pong ou terrain de pétanque pour un lieu doté, bien évidemment, d'une connexion internet accessible à tous, même allongé sur l'une des 23 chaises longues conçues sur mesure pour le parc.
Ouvert de 5 heures à 22 heures, l'espace est également pensé pour se plier à cette large amplitude horaire, du jogging matinal aux barbecues tardifs.
« La large table en X peut aussi bien être utilisée pour des conférences en extérieur que durant le week-end comme spot de pique-nique pour les habitants du voisinage », nous indique-t-on. Seule construction à part entière du site, « l'amphithéâtre ombragé qui peut à la fois servir de pelouse étagée pour les bains de soleil en journée ou comme salle de spectacle pour accueillir des petites performances organisées localement », ajoute-t-on chez Field Operations. Le trait d'union entre cette multiplicité d'îlots est assuré par la couleur - un jaune bouton d'or, teinte vive et pétulante, qui vient colorer le mobilier ; mais aussi par la signalétique et le marquage au sol, où les mots « Central Green » s'affichent en capitales sur le bardage de l'amphithéâtre.
Grâce à l'attractivité de son cœur de verdure, le nouveau campus qui, d'ici quinze ans, souhaite accueillir 30 000 salariés, débute ici son développement. Toujours est-il que l'on ignore encore s'il faut craindre ou se réjouir de voir les grandes entreprises américaines découvrir le pouvoir des fleurs et de la nature, et de ne l'utiliser - sous couvert de se préoccuper du bien-être de leurs salariés -, que pour réaffirmer la productivité et l'attractivité de leur marque. Pour l'heure, havre de verdure pour employés modèles, le Central Green devrait cependant à l'avenir attirer quelques habitants sur ses pelouses circulaires. Avec 1 000 logements attendus, l'intérêt économique à verdir le minéral, devrait, espérons-le, profiter aussi à quelques bambins insouciants, encore épargnés par les obligations de la vie active.
⇒ Article paru dans Ecologik 59 : Sport : l'écologie à la portée de tous