Rédigé par Dominique Gauzin-Müller | Publié le 08/04/2014
Au nord de La Réunion, sur les mi-pentes de Sainte-Marie, les acteurs de Beauséjour inventent depuis 2006 une urbanité créole, qui introduit une densité à l’échelle humaine dans un territoire couvert de kaz a tèr1. Idéalement situé sur un versant orienté au nord2, avec vue panoramique sur l’océan Indien, le projet répond aux deux grands défis de ce département d’outre-mer. À l’ère des dérèglements climatiques, comment réduire les émissions de gaz à effet de serre et anticiper l’aggravation des tempêtes tropicales3? Alors qu’une population métissée d’un million d’habitants devrait se partager cette île volcanique en 2030, comment offrir à tous un logement agréable dans un cadre de vie écoresponsable?
Engagement, souplesse et créativité
Cette opération publique d’aménagement est portée par CBo Territoria, une société foncière privée réunionnaise, également active dans le développement et la promotion. C’est après une visite à Fribourg que son pdg, Éric Wuillai, a décidé de « construire pour des citoyens plus solidaires une ville durable à la hauteur des enjeux environnementaux ». L’attitude des responsables de la commune de Sainte-Marie a joué un rôle décisif. Pour le maire, Jean-Louis Lagourgue, Beauséjour est un « véritable laboratoire de recherche et développement ». Jocelyn Trulès, directeur général des services, renchérit : « L’essentiel est la coproduction entre la Ville et l’aménageur, la symbiose entre les élus, l’administration et CBo Territoria. Ils ont compris nos exigences, nous avons accepté qu’ils bousculent notre train-train. Ici, pas de dogme ! S’il y a des modifications, on les accepte, car c’est pour le bien du projet. » Une souplesse qui fait rêver…
Les travaux avancent rapidement, selon un processus plein de créativité mené avec de nombreux acteurs fortement impliqués : l’équipe de maîtrise d’œuvre (l’urbaniste Christian Charignon et son agence Tekhnê, le paysagiste Didier Larue et son Atelier ld, upau, leu Réunion, etc.), les consultants extérieurs, les entreprises, etc. L’approche pluridisciplinaire des professionnels est complétée par une démarche participative : journées portes ouvertes bimestrielles, réunions du comité de pilotage réunissant partenaires privés et publics (caue, ademe, deal, etc.).
Genius loci créole
Même si Beauséjour remplit un espace entre deux quartiers résidentiels existants, certains critiquent son implantation sur d’anciens champs de canne. Christian Charignon relativise : « L’artificialisation d’une terre agricole fertilise ici une ville écoconçue de 78 hectares, dont 27 d’espaces publics, 2 300 logements et environ 90 000 mètres carrés de commerces, services et activités. » La forte présence du végétal, qui couvre environ un tiers de la zac, rend supportable la densité du bâti, inédite à La Réunion.
C’est le génie du lieu qui a donné son âme au projet urbain et paysager : le respect des traces des chemins canniers, du parcours de l’eau et de la biodiversité ; l’intégration dans les bâtiments des varangues4 et guétalis5 traditionnels… Les principes fondateurs ont été dictés par la géographie : une pente moyenne d’environ 9 % creusée par les profondes ravines dues au ruissellement concentré de précipitations rares, mais violentes, un fort ensoleillement toute l’année et l’exposition aux alizés soufflant de l’océan par l’est.
Une part de bonheur
Les choix sont à la fois écologiques et économiques. Le bâti s’élève jusqu’à six niveaux pour préserver le foncier, de plus en plus rare et précieux sur l’île, tout en dégageant des espaces de vraie nature. La mixité est un mot-clé du projet urbain : habitat, bureaux, équipements, magasins et services se mêlent au sein des quartiers, des îlots, voire des bâtiments. Des commerces provisoires ont été édifiés sur fonds propres par CBo Territoria, afin que les premiers résidents trouvent à proximité boulangerie, épicerie, snack, fleuriste et relais presse. Si 40 % des appartements ou maisons en bandes appartiennent au secteur hlm, la qualité de leur architecture évite toute discrimination : « Pas de marqueur social ! » scande Éric Wuillai. Jocelyn Trulès renchérit : « Nous avons décidé que tous les logements devaient avoir une vue sur la mer ou la montagne. Chacun a droit à sa part de bonheur ! »
Les économies d’énergie sont une autre priorité. Sur toute la zac, le confort d’été n’est assuré que par la ventilation naturelle et d’autres mesures bioclimatiques. La mobilité est douce. Dans cette ville des courts chemins, les enfants vont à pied à l’école et au collège, leurs parents font les courses sur le vélo électrique livré avec chaque résidence privée et se rendent au travail avec les bus en site propre qui mènent à Saint-Denis et Sainte-Marie.
Au fil de l’eau
« À Beauséjour, le vide n’est pas ce qui reste entre les pleins ! » expliquent les urbanistes, qui insistent sur l’importance de l’espace public, lieu de rencontre et de partage sans distinction entre les classes sociales. Le végétal, « condition de la densité » selon Christian Charignon, est partout présent : dans le grand parc urbain et le jardin botanique en bas de la pente, en bordure du mail commerçant du centre-ville, au sein des cours urbaines, le long des promenades plantées, etc. Le projet de paysage de Didier Larue est en empathie avec le site : « En suivant le tracé conducteur du fil de l’eau, nous avons utilisé les ravines pour créer trois parcs linéaires parcourant le quartier de la montagne vers la mer, et les replats pour des places en belvédère sur le panorama. »
Des grandes lignes aux petits détails, une conception globale associe paysagiste, urbaniste et ingénieur pour mêler étroitement beauté et fonctionnalité. Les cordons boisés de plantes endémiques constituent ainsi à la fois des corridors écologiques, des rideaux brise-vent limitant l’impact des alizés sur l’habitat et un dispositif de récupération et de ralentissement de la pluie. Sur un site qui reçoit environ 1,5 mètre de précipitations par an, l’enjeu réside dans l’intégration des nécessaires ouvrages techniques aux aménagements paysagés. L’équipe a choisi une collecte à ciel ouvert combinant des noues le long des voies et une succession de redents/dissipateurs. Une élégante manière de minimiser le volume à gérer dans le practice de golf et les terrasses du parc urbain, qui servent de bassin d’orage quelques jours par an.
La ville grandeur nature
Sur cette île où le soleil est au zénith la majeure partie de la journée, surtout pendant l’été austral, le bien-être dépend de l’évapotranspiration et d’une ombre bienfaisante. À Beauséjour, le principe est de constituer un « grand parasol » au-dessus de toute la ville, des espaces publics aux parcelles privées. Les végétaux sont associés en strates imbriquées pour constituer une « forêt jardinée ». Palmiers royaux, jacarandas et flamboyants forment la canopée tandis que des essences variées occupent les niveaux intermédiaires et couvrent le sol. L’architecte et botaniste Michel Reynaud a déterminé avec la plus grande précision tous les arbres, arbustes et plantes vivaces mis en terre le long des voies et dans chaque espace public. Pour renforcer la biodiversité d’un secteur colonisé très tôt par l’agriculture, la priorité est aux espèces indigènes, robustes, car adaptées à la pluviométrie locale. Les plantations ont commencé bien avant le début du chantier. La rapidité de pousse laisse espérer une rapide luxuriance végétale afin que, selon le rêve de Didier Larue, « paysage et architecture fusionnent au sein d’une ville-nature ».
Un modèle exportable
En collaboration avec associations, riverains et habitants, les professionnels tissent des liens entre l’histoire d’une population métissée et un avenir ancré dans la modernité numérique : tous les logements sont câblés. Pour favoriser le « vivre ensemble », ils tentent de recréer l’ambiance solidaire des villages d’antan au sein d’un environnement high-tech. Cette démarche holistique a commencé par la remise en question des pratiques conventionnelles. Ici, on s’écoute, on s’explique, on sollicite l’avis d’experts, on cherche ensemble des solutions, on essaye, on évalue, on revient sur des choix qui se révèlent peu pertinents... CBo Territoria n’hésite pas à faire évoluer le projet, finance études et essais sur des mesures expérimentales et prend des risques, notamment par rapport à des évolutions sur certains points de réglementation. Ce courageux processus de gouvernance et de mise en œuvre opérationnelle est soutenu par un montage financier original qui, selon le dga Jean-Jacques Ballester, « adosse un produit immobilier à un produit financier, la défiscalisation n’étant que la cerise sur le gâteau ».
Vers 2020, lorsque les travaux seront terminés, 8 000 habitants vivront ici dans des logements denses, mais respectueux de la sphère intime et profiteront, avec les 12 000 résidents des quartiers alentour, de services et de lieux publics propices aux moments partagés. Les premiers emménagements ont eu lieu en 2010 et un millier de familles vivent aujourd’hui à Beauséjour. La plupart sont enthousiastes et adhèrent au projet écocitoyen. Cette ville, que ses acteurs veulent « frugale et désirable », pourrait bien devenir un modèle d’aménagement urbain écoresponsable en milieu tropical…
1. En créole "case à terre", maison individuelle en rez-de-chaussée, suovent entourée d'un jardin luxuriant.
2. La meilleure orientation dans l'hémisphère sud
3. Le 2 janvier 2014, l'œil de Béjisa, un cyclone tropical particulièrement puissant, a touché de plein fouet l'île par l'ouest et occasionné de très nombreux dégâts.
4. Véranda en bois située à l'entrée des cases créoles.
5. En créole "guette à lui", kiosque en bois permettant de surveiller la rue depuis le jardin.