La petite commune de Guise en Picardie ne nous dirait pas grand’ chose si un dénommé Jean-Baptiste André Godin n’y avait installé, au milieu du XIXe siècle, son usine de poêles. L’industriel qui a fait fortune s’intéresse alors aux théories socialistes utopiques et fait construire, à proximité immédiate de la fabrique, un « familistère », forme pionnière de ce que l’on appellerait aujourd’hui habitat partagé. L’idée est de permettre aux couches ouvrières d’avoir accès au confort et à l’éducation grâce à la mise en commun des ressources. Les salariés sont ainsi logés dans une résidence collective lumineuse et aérée de 500 appartements, équipée d’eau potable et dans laquelle ils se partagent buanderie, douches et piscine. Une école, un théâtre et une bibliothèque complètent ce complexe très en avance sur son temps. Son fonctionnement coopératif dure jusqu’en 1968, date à laquelle les habitations sont vendues. En 2000, alors que les questions du vivre ensemble sont de plus en plus d’actualité, la municipalité et le département mettent en place un programme de valorisation du site, Utopia. Après la création d’un musée, la restauration de l’unité de l’ensemble, caractérisée par la réfection homogène du terre-plein central et des abords du complexe (h2o Architectes et Michel Desvigne Paysagiste), le syndicat mixte en charge de l’opération prévoit notamment la rénovation des logements.
La danseuse et chorégraphe Annick Charlot visite Guise en 2008 alors qu’elle travaille à la création d’un nouveau ballet contemporain se jouant au cœur de la ville, Lieu d’Être. Révélation : le traitement de l’architecture et de l’espace public du Familistère correspond exactement aux questions qu’elle souhaite soulever : comment être ensemble ? Comment faire de la danse un projet coopératif, artistique et social ? Le spectacle se produit d’abord dans cinq villes françaises avant de devenir le clou de l’inauguration, en juillet dernier, de la nouvelle place du « palais social » - qui se veut territoire partagé, comme à l’époque de Godin, du point de vue des fonctions et des usagers. Un enjeu à l’heure où la plupart des logements sont vacants, le taux de chômage de la municipalité élevé et la population en chute libre ; un défi pour Annick Charlot dont la chorégraphie puissante et émouvante invite à se réapproprier ce morceau de ville. Car Lieu d’Être n’est pas un ballet comme les autres : des « habitants-complices » sont conviés, en amont de chaque représentation, à participer avec les six danseurs de la troupe à l’événement se jouant non pas sur une scène délimitée mais aux fenêtres et aux balcons des édifices, dans les airs et à terre, comme autant d’« infiltrations chorégraphiques clandestines dans la ville » suggère la créatrice. Le spectateur, émerveillé, se retrouve au centre d’une performance lui offrant une toute nouvelle perception de l’espace et du bâti, proposant une façon inédite d’habiter le lieu et de le faire vivre, une invitation à l’aimer. Deux autres représentations devraient avoir lieu au printemps, pour laquelle la compagnie lancera des appels à participation.