EK: En quoi les entreprises que vous représentez constituent-elles des acteurs de la transition énergétique ?
Pauline Mispoulet : Le Gesec représente 350 très petites, petites et moyennes entreprises du secteur de l’énergie et du bâtiment, dont il accompagne la croissance et la pérennisation. À ce titre, les évolutions du système énergétique nous concernent donc au plus haut point, car les installateurs, plombiers ou chauffagistes, promeuvent la transition lorsqu’ils se déplacent chez l’habitant. Proche des sociétés et des clients, nous nous retrouvons sans cesse mis à l’épreuve de la réalité : nos idées subissent en permanence l’épreuve du concret, ce coup de rabot qui manque si souvent à nos politiques… Le livre Énergie et Prospérité est né de cette tension positive entre l’anticipation et le pragmatisme. C’est une manière de partager à la fois nos points de vue et notre expérience de terrain.
CF : Dans ce livre, vous pointez les difficultés de la filière énergétique : quelles sont-elles ?
P.M. : La confusion des genres qui règne dans cette filière est historique : deux Français sur trois pensent encore qu’EDF et GDF sont des entreprises publiques. Il suffit de prononcer leur nom pour que le monde ouvre grand sa porte. Pour une majorité de Français, il est difficile de réaliser que les monopoles publics sont maintenant des entreprises privées cotées au cac 40 sur un marché concurrentiel, et que leur priorité n’est plus l’intérêt général ou le bien du consommateur, mais la rentabilité et l’actionnaire. Or ce flou ne profite pas aux clients, bien au contraire, il faudrait donc d’urgence remettre chacun dans son vrai métier ! Ce n’est malheureusement pas ce qui se passe, car la filière continue de se verticaliser d’amont en aval, de la production d’énergie à la vente d’énergie et de services autour de l’énergie. Une fois que l’on aura constitué ces deux géants, quelle liberté restera-t-il au client ?
EK : Vous ne croyez pas à une transition énergétique impulsée par le haut et vous pointez même l’ambivalence de l’État. Quels sont les principaux freins ?
P.M. : Quelle qu’elle soit, la loi sur l’énergie n’engagera pas la transition énergétique : ce sera au mieux une rustine, du rafistolage ! Si les objectifs posés par le gouvernement sont clairs, les moyens n’y sont pas. Nous restons prisonniers de nos choix antérieurs. Pour pouvoir agir, il faudrait avant tout stopper le porte-à-faux dans lequel se trouve l’État, qui est d’un côté actionnaire serviteur des intérêts des fournisseurs d’énergie et de l’autre défenseur des intérêts collectifs. Cette ambiguïté n’est pas tenable. Si l’on transpose l’histoire de l’énergie à la française dans l’industrie du tabac, c’est un peu comme si le gouvernement disait à un fumeur : « Je suis l’État, je suis actionnaire de Marlboro, je touche des dividendes de Marlboro, mais si vous allez voir Marlboro, promis, il vous fera arrêter de fumer ! » Personne n’y croirait un instant. Pourtant, en France, cette imposture marche. Les conditions de concurrence sont si malsaines que l’on peut bien écrire toutes les lois possibles, le marché et les innovations sont tuées dans l’œuf. Trop de monde n’a pas intérêt à engager une réelle politique d’efficacité énergétique et nous payerons tous, dans nos impôts ou dans la contribution au service public de l’électricité (CSPE), le prix de cette absence de courage politique.
EK : Quelles mesures seraient à même d’accélérer la transition ?
P.M. : Le problème de la transition énergétique, c’est qu’on se trompe sur le point de départ : l’essentiel est une meilleure structuration de la filière, ainsi que son décloisonnement. Chacun reste concentré sur ses problèmes techniques alors qu’il faudrait d’urgence prendre de la hauteur. Le milieu du bâtiment est encore très corporatiste : maîtres d’œuvre et installateurs restent entre eux et les occasions d’échange sont restreintes. Ce manque de solidarité dans l’acte de construire présente certes des raisons historiques : jusqu’ici, la culture a été de préserver l’indépendance de chacune des étapes comme gage de bon résultat, l’agence d’architecture ne se mélangeant pas au bureau d’études ni le bureau d’études à l’entreprise. Mais les édifices de demain doivent justement intégrer toutes ces compétences. Comment imaginer bien bâtir si personne ne profite de l’expérience et aussi des déboires de son voisin de chantier – un endroit où l’on peut parler jusqu’à sept langues !
EK : Les professionnels sont-ils motivés par cette transition ou éveille-t-elle au contraire une certaine peur ?
P.M. : Les professionnels sont des habitants comme les autres, car que l’on soit professionnel du bâtiment ou non, chacun cherche à améliorer son confort : cela fait partie de l’évolution sociétale que d’aller vers une meilleure qualité de vie. Tant que la transition énergétique sera représentée, imaginée et promue comme une contrainte, elle restera inenvisageable. Mais évoluer vers une société plus écologique, sans concéder sur le bien-être, est pourtant techniquement faisable !
EK : Beaucoup de chiffres et de prévisions circulent en matière d’emploi. En quoi la transformation des modes de vie est-elle une chance pour l’entreprenariat français ?
P.M. : La problématique énergétique est indissociable de l’économie : on l’a beaucoup réduite à une question environnementale, mais il reste à l’ancrer dans une réalité économique et sociale, en posant les enjeux clairement dans l’esprit des gens. Tous les mois, les chiffres du chômage augmentent : avant de créer de l’emploi, la première problématique serait donc de tenir ceux que l’on a. Or, la structuration du marché agit au détriment des PME, alors que ce sont elles qui contribuent le plus sur le plan social et fiscal. Lorsque le client paye 100 euros à une PME, cette somme ne génère pas du tout la même richesse sur le territoire local et national que lorsqu’elle revient à un grand groupe. Quant à l’autre volet, offensif, des postes de travail à créer, il faudrait laisser le champ libre à l’émergence des filières d’éco-efficacité énergétiques et des énergies renouvelables, et mettre fin à la rente de situation des fournisseurs d’énergie, qui constitue une barrière structurelle à l’innovation.
EK : Du chauffage à l’isolation, face à l’abondance des solutions et au nombre de prestataires possibles, les habitants se sentent souvent démunis : quel est votre regard face à cette problématique ?
P.M. : Depuis 2005, la transition énergétique représente pour moi une préoccupation de tous les jours. Depuis que j’ai été élue à la présidence du groupement, en 2006, elle a donc très clairement orienté mes travaux. C’est une dimension qui demande une pédagogie de longue haleine, au quotidien. Refusant de rester dans le discours, j’ai choisi d’être dans la preuve, ce qui m’a incitée à rénover notre siège social de Tours dès 2007. Alors qu’aucune innovation particulière n’a été mise en œuvre, notre bâtiment inauguré en 2008 est encore considéré comme emblématique. Toutes les techniques utilisées à l’intérieur existaient depuis au moins vingt ans, de la pompe à chaleur à l’isolation par l’extérieur. Ce projet était une façon d’ancrer dans la réalité ce qui allait advenir, d’en expérimenter les avantages, mais aussi les limites et les impasses, qui sont difficiles à appréhender. Selon moi, les Français ne sont pas au courant des problématiques énergétiques car elles sont finalement très récentes : jusqu’au Grenelle de l’environnement, la politique énergétique n’a jamais été concertée ou discutée, mais imposée. À l’école, l’énergie est un sujet rarement abordé. On se penche plus volontiers sur la fabrication du fromage ! Il reste donc beaucoup à faire pour sensibiliser, éclairer, intéresser et motiver nos concitoyens et nos clients à l’immense défi qui est devant nous. La lueur d’espoir, et l’un des messages forts de ce livre, c’est que si l’on attend que le système bouge, rien ne changera, mais qu’en revanche, dès l’instant où on décide de changer pour sa maison ou son entreprise, les solutions existent et sont parfaitement accessibles. Je crois donc beaucoup plus à la prise en main individuelle de notre devenir qu’à une solution universelle venue d’en haut. Nous avons à notre service toute l’intelligence des architectes, des ingénieurs et des installateurs. Tous ne savent pas encore faire, mais on peut repérer et flécher le parcours, car le potentiel est bel et bien là !