Rédigé par Laurent Pinon, Damien Cadoux, Delphine Négrier, Alphaville. | Publié le 25/10/2017
L'agriculture opère un retour attendu en ville, à en croire le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent qui rapportait en 2015 l'exemple des 1 600 fermes urbaines de Detroit, aux États-Unis. En France, de multiples initiatives voient également le jour, et les métropoles optent progressivement pour un projet d'agriculture urbaine, à travers notamment l'architecture et le maraîchage sur les toitures. Au point que même dans la programmation urbaine, les fermes représentent peut-être l'équipement clé pour faire le quartier demain.
L'agriculture urbaine : nouvelle fonction de la ville
La programmation urbaine identifie les futurs possibles d'une ville, d'un quartier. Elle engage les acteurs de ces territoires autour d'une stratégie qui cadre les vocations nécessaires au fonctionnement urbain. L'agence Alphaville s'attache, depuis vingt-cinq ans, à définir le contenu des projets urbains au travers des fonctions primaires de la ville : habiter, travailler, se déplacer, s'équiper. Depuis quelques années, elle participe à la renaissance d'une fonction urbaine : l'agriculture. L'agriculture urbaine n'est pas récente. Le concept de cités-jardins imaginé par Ebenezer Howard à la fin du XIX siècle e développe la relation entre la ville et une ceinture agricole. Plus récemment, dans les années 1990, une trame bocagère a constitué le socle du paysage du quartier Beauregard à Rennes, et des vignes, des fermes et des oliviers ont été préservés dans les Jardins de la Lironde à Montpellier. L'agriculture urbaine représente aujourd'hui non seulement un élément esthétique, social ou vivrier de la composition urbaine, mais également une nouvelle fonction primaire de la ville : la fonction alimentaire. En ce sens, elle rappelle une histoire plus ancienne, celle où les crises et conflits conditionnaient le devenir alimentaire des citadins. Les villes médiévales par exemple, dans une période troublée, se replient derrière des remparts, et pour assurer une certaine sécurité alimentaire en cas de siège les habitants conservent des cultures intramuros, comme la pisciculture qui devient une activité majeure pour la fourniture de protéines animales. Ainsi, le développement des cultures en ville va s'intensifier ponctuellement pendant les guerres mondiales pour pallier, entre autres, les difficultés d'approvisionnement. Ces termes se retrouvent dans la définition de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) : « L'agriculture urbaine et périurbaine (AUP) consiste à cultiver des plantes et à élever des animaux à l'intérieur et aux alentours des villes. L'AUP fournit des produits alimentaires de divers types de cultures, des animaux, ainsi que des produits non alimentaires. […] Elle peut apporter une contribution importante à la sécurité alimentaire des ménages, en particulier durant les périodes de crise et de pénurie alimentaire. » La relation entre l'agriculture et la ville n'est pas une innovation, elle est ancestrale et nécessaire. La maîtrise de l'une favorise l'émergence de l'autre. Aux enjeux inscrits dans les politiques publiques nationales, notamment le Grenelle de l'environnement qui cherche depuis 2007 à organiser les territoires face aux défi s de la sécurité alimentaire, s'ajoute l'importance de rapprocher les lieux de production des bassins de consommation.
La population française vit à 83 % dans l'espace des grandes aires urbaines telles qu'elles sont définies par l'Insee (2010). À l'échelle mondiale, d'après l'ONU, cette proportion atteindra 60 % en 2030, ce qui laisse présager que la frontière entre ville et campagne sera de plus en plus imperceptible. Mais en 2013 une enquête de l'Association santé environnement France révèle qu'encore un enfant sur trois ne connaît ni poireau, ni courgette, ni artichaut… Selon la Commission européenne, l'approvisionnement alimentaire des villes du continent représentait en 2006 jusqu'à 30 % de leur empreinte écologique. L'effort à opérer concerne bien l'ensemble de notre système alimentaire : la production, la distribution et la consommation.
Entre anciens et nouveaux modèles
Pour légitimer une place en ville, les acteurs d'une agriculture sans traitement phytosanitaire, biologique, peu consommatrice d'espaces s'engagent dans des modèles plus écologiques et évoluent en suivant différentes approches. Un premier courant s'inscrit dans le mouvement de l'agriculture naturelle et biologique, une culture en sol, ancrée sur un terroir et installée sur des microfermes comprises entre 1 000 mètres carrés et 1 hectare. À titre de comparaison, en 2010, une maison individuelle se construit sur un terrain de 1 100 mètres carrés en moyenne (données du ministère de l'Environnement, de l'énergie et de la mer) quand une exploitation agricole, avec une moyenne de 56 hectares, demande 500 fois plus de foncier (données du ministère de l'Agriculture). La viabilité des modèles techniques et économiques d'une exploitation maraîchère sur quelques centaines de mètres carrés facilite son retour en ville, car les parcelles de cette taille sont nombreuses. Les agrosystèmes qui s'y développent sont dits bio-intensifs. On retrouve parmi ses représentants les plus médiatisés la ferme du Bec-Hellouin dans l'Eure, de la Bourdaisière en Indre-et-Loire et les jardins de Mouscron en Belgique. Un autre courant s'inscrit plus volontiers dans la révolution numérique et technologique. Il s'agit d'une culture hors-sol, souvent sous cloche et sur des substrats de synthèse : aquaponie, hydroponie et aéroponie. Les projets les plus emblématiques démontrent que cette agriculture valorise des surfaces urbaines parfois délaissées : la ferme Lufa est une serre construite sur une toiture-terrasse à Montréal au Canada ; la ferme Aerofarms s'est installée dans un immeuble à l'abandon à Newark (New Jersey) aux États-Unis. En France, le projet de la start-up Cycloponics s'implantera dans les 3 500 mètres carrés du parking souterrain d'un immeuble de logements sociaux de la Porte de la Chapelle à Paris.
Foisonnement d'acteurs et portage public
Le retour des cultivateurs locaux et de leurs produits au cœur des villes est amorcé par une économie sociale et solidaire en pleine croissance, dès 2001 avec les Amap (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne) et avec des plateformes d'e-commerce comme la Ruche qui dit oui en 2011. En 2015, l'Observatoire de l'agriculture urbaine et de la biodiversité, lancé par l'agence régionale d'Île-de-France Natureparif, ne relève pas moins de 245 hectares d'agriculture urbaine par suite d'initiatives franciliennes. Au côté d'actions privées ou associatives, les collectivités territoriales jouent un rôle majeur. Des projets en cours illustrent la diversité des territoires concernés, en métropole et à l'outre-mer, tout comme la pluralité des échelles de réponse attendue, allant d'un grand quartier à l'architecture d'un groupe scolaire. Par exemple, le développement de l'agriculture urbaine est souhaité sur l'île de La Réunion, dans l'Écocité insulaire et tropicale du territoire de la côte Ouest avec une filière de production de terres fertiles, et à Lille, dans le secteur en renouvellement urbain Concorde, au Faubourg-de-Béthune. À Paris, dans le quartier Gagarine, c'est la toiture d'un groupe scolaire qui en serait le support. À Nantes, la ville préserve des parcelles maraîchères et réactive l'usage de quatre fermes dans le quartier Doulon-Gohards. En Alsace, un pressoir communal sera créé, une grande première qui fait office de signal dans la participation des habitants. La commande architecture favorise l'agriculture urbaine qui se glisse à tous les étages, de la cave à la toiture-terrasse en passant par les balcons et les façades. En 2018, une tour dédiée au maraîchage verra le jour à Romainville, avec plus de 1 000 mètres carrés de surface exploitable. Même l'agriculture peut se densifier !
La ferme urbaine, nouvel équipement public ?
Dans les projets urbains, l'intégration du « patrimoine » agricole est souvent une préoccupation mais s'appuie sur un changement de destination. Relevons que les fermes se transforment en équipement culturel et de quartier comme celle du Buisson à Noisiel (Seine-et-Marne), devenue Scène nationale, ou celle du Manet à Montigny-le-Bretonneux (Yvelines). En 2015, la ferme de la Haute-Maison dans la cité Descartes de Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne) est devenue la Maison des étudiants du campus. L'enjeu est aujourd'hui d'intégrer ces fermes en gardant leur fonction originelle active. Dans un contexte de raréfaction des finances publiques, la programmation d'une ferme dont le fonctionnement serait partiellement voire majoritairement privé et agrègerait une partie de l'économie sociale et solidaire est un enjeu dont se saisissent les collectivités. Les territoires urbains sont en effet désormais équipés, et les projets ne génèrent souvent plus le seuil suffisant pour financer des équipements rayonnants. Au-delà de l'école, dont le caractère obligatoire implique sa nécessaire réalisation, la ferme urbaine représente peut-être l'équipement clé pour « faire quartier ». Autour de la fonction productive de l'agriculture urbaine, tout un réseau d'acteurs se fédère et propose des services complémentaires aux citadins : secondaire (conserverie transformant la production), tertiaire (espace de vente et restaurant valorisant la production) et quaternaire (salle de classe à la disposition des enseignants souhaitant y faire l'école buissonnière, tiers lieux, coworking, pépinière d'entreprises… ). En dehors de la stricte « ferme », l'agriculteur urbain peut gérer des surfaces connexes réparties dans le quartier, entretenir dans l'espace public les arbres fruitiers et les sentes maraîchères laissés en libre accès aux habitants. Il est polyvalent et ses ressources l'enracinent comme acteur social du quartier, bien au-delà de son activité principale. Pour des ménages en quête d'identité de quartier, avec une telle structure et son gestionnaire, la ferme urbaine contribue au rayonnement de l'offre résidentielle. Les réflexions prospectives doivent donc aussi bien porter sur la capacité intrinsèque des territoires à y développer de l'agriculture que sur la recherche de modèles soutenables.
Un contexte foncier hautement concurrentiel
L'agriculture et les fermes urbaines se doivent d'être porteuses de sens. Cette exigence s'impose dans un contexte où la construction de logements neufs reste une priorité partout en France. En 2016, 3,8 millions de Français sont « mal logés », rappelle la Fondation Abbé-Pierre. Ainsi, choisir de préserver une terre en milieu urbain alors que celle-ci est urbanisable implique un portage politique. Pour justifier de faire de la place à l'agriculture en ville, celle-ci doit faire la démonstration des services rendus à la population : services alimentaires bien sûr mais aussi sociaux, patrimoniaux, économiques et environnementaux.
Vers un agro-urbanisme ?
Alors que la ville s'ouvre de plus en plus au monde agricole, certains acteurs comme le Collectif d'enseignement et de recherche en agriurbanisme et projet de territoire (Cerapt) cherchent à pousser encore plus loin la réflexion en s'interrogeant sur de nouveaux modèles de ville qui viendraient s'adapter aux besoins du monde agricole. La qualité des situations rencontrées définissant le type de production, l'agrosystème et le portage prévaudraient sur le dessin de l'urbaniste : surface du foncier exploitable, qualité des sols, ensoleillement, irrigation détermineraient la formalisation urbaine. Ce courant de pensée s'attaque désormais au principal règlement d'urbanisme, le PLU (plan local d'urbanisme), en recommandant une étude systématique de la qualité agronomique des sols pour déterminer les zonages à urbaniser et ceux à destiner à l'agriculture en bonne connaissance de cause.
Zoom sur Nantes Métropole.
Réactivation des fermes, projet Doulon-Gohards : « Façonner la ville fertile ».
Élue Capitale verte de l'Europe en 2013, Nantes est l'une des rares métropoles possédant à moins de 100 kilomètres l'ensemble des productions agricoles. À l'est de la ville, le quartier Doulon-Gohards est le dernier des trois foyers historiques de la culture maraîchère nantaise. Secteur fléché au plan d'occupation des sols de 1981 comme zone d'aménagement différé (ZAD), le quartier voit le transfert de ses activités organisé par la Ville, qui indemnise les maraîchers et facilite leur installation en périphérie. En 2011, c'est sur ce territoire de 180 hectares que Nantes Métropole a retenu un projet de territoire et créé une zone d'aménagement concerté (ZAC) concédée depuis à Nantes Métropole aménagement (NMA). Sur dix-huit ans, 2 700 logements seront développés sous la forme « d'un agriurbanisme ou agroquar-tier productif ». Les parcelles maraîchères et les fermes, qui représentent 8 hectares, s'imposent comme un préalable à l'esquisse du projet urbain. De multiples « outils » sont présents et mobilisables, car en partie propriété de Nantes Métropole : sols maraîchers, bâtiments agricoles, réservoirs d'eau, puits, système hydraulique de drainage, réseau d'eau « brute ». De nombreux acteurs représentent le socle d'un écosystème local : des institutionnels, avec l'institut thérapeutique éducatif et pédagogique (Itep) Moissons-Nouvelles, le lycée agricole du Grand-Blottereau et la pépinière de la ville de Nantes ; des distributeurs, avec des Amap, le marché forain ; et enfin des structures proposant une restauration collective tels les équipements scolaires et les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Sans oublier les 200 jardiniers amateurs répartis sur plusieurs sites d'anciens jardins ouvriers… Cette démarche est l'une des innovations proposées par le pôle métropolitain Nantes-Saint-Nazaire, retenu déjà en 2009 comme Écocité du programme national d'investissement d'avenir « Ville de demain », l'un des 31 grands projets d'aménagement urbain durable soutenus par l'État. En 2015, une subvention est obtenue pour le projet des « fermes de quartier des Gohards visant à créer un réseau de fermes urbaines innovantes et structurantes du futur projet urbain ». Julien Blouin, chef de projet à NMA, explique : « Dans le projet, l'agriculture urbaine n'agit pas seulement sur le système alimentaire, elle a d'autres fonctions. L'innovation n'est pas de savoir comment rendre autosuffisante la ville, mais plutôt de savoir comment la ville peut contribuer à son alimentation en produits frais notamment. La question se pose également sur l'intérêt que l'urbain peut avoir à renouer avec l'alimentation, son origine et sa qualité, tout en profitant des autres services rendus par l'agriculture urbaine. C'est une façon de penser l'espace urbain sous l'angle de l'innovation et de la durabilité. »
L'ambition initiale est aujourd'hui confirmée. La stratégie programmatique sur chacune des quatre fermes illustre l'exemplarité et la diversité des réponses possibles. Les surfaces de production varient de 1 à 4 hectares et les productions sont maraîchères bio-intensives comme horticoles biologiques. De nombreuses fonctions connexes s'y greffent, recherche et formation, vente, centre d'interprétation, restauration ou hébergement touristique. La collectivité assurera la pérennité de l'ambition et des investissements à travers une charte à destination des porteurs de projets. Le modèle économique sera à l'équilibre sans subvention de fonctionnement, et la partie agricole productive représentera au minimum 60 % du chiffre d'affaires. Pour gérer la cohabitation entre lieux de production et nouveaux lieux d'habitat, des règles encadreront les contraintes spécifiques d'exploitation, par exemple le respect de l'ensoleillement. En 2017, NMA rentre dans le concret et est pour cela accompagnée par la Coopérative d'installation en agriculture paysanne (Ciap). Cette coopérative intervient, avec différents partenaires comme la Société coopérative d'intérêt collectif (Scic) Nord-Nantes, sur des actions de défrichage des terres, de mise en culture d'engrais verts pour préparer les terrains, et de labellisation en bio. À l'issue des deux années de portage, les sols seront prêts à accueillir les premiers semis. En parallèle, la Ciap sera chargée du recrutement des candidats à la reprise des fermes. 2019 : objectif premières récoltes !
Le projet urbain Doulon-Gohards met en place l'ambition politique de « faire du passé maraîcher une richesse pour l'avenir » et se trouve inscrit dans le projet d'aménagement et de développement durables (Padd) du plan local d'urbanisme métropolitain (Plum). Avec 100 000 habitants supplémentaires dans une vingtaine d'années, la stratégie métropolitaine du projet alimentaire de territoire (PAT) vise à améliorer la sécurité et l'autonomie alimentaires tout en impulsant une politique économique, sociale et environnementale plus vertueuse qui trouvera ici un premier exemple démonstrateur.
Article paru dans EcologiK 54 : Ville-campagne