L'idée d'Elena Paroucheva
Un jour qu'elle prenait le train, Elena Paroucheva eut une vision : les pylônes électriques qui parcouraient la campagne devenaient silhouettes humaines. Des monstres d'acier, géants de grand chemin qui se mouvaient tandis qu'elle restait immobile sur son siège. Certains en font avec les nuages, d'autres avec les rideaux le soir, de ces rêves éveillés qui durent une seconde ou deux et s'estompent doucement sur la réalité. C'est ce qui s'est passé, rien de plus. Mais quelques jours plus tard, Elena lit un article qui proclame l'enfouissement des lignes électriques et la mort annoncée des pylônes pour l'an 2030. On était en 1998. L'article agit comme un électrochoc sur l'artiste au tempérament de feu :
« On ne peut pas laisser disparaître ces symboles de notre époque industrielle », se dit-elle.
La comparaison fut hyperbolique mais légitime, « ces pylônes sont nos menhirs, nos cathédrales modernes, ils créent le lien entre l'invisible et le visible », énonce l'artiste. Ils sont vecteurs d'une énergie qui arrive avec magie, source que l'on puise sans compter ni même le remarquer, mais souffrent d'une image détestable, car comme les crapauds des marais, ils sont laids.
RTE, du rêve à la réalité
Elena Paroucheva fait quelques croquis de sculptures-pylônes pour redorer leur aspect. Ces fées électricité peuvent-elles s'habiller ? Elle s'amuse et prête sa quête de divinités à ces chétives barres d'acier. Des robes, des jupons, des turbans ! Elena crée et rêve toujours, en juillet 2001 contacte EDF qui, loin de lui rire au nez, la met en relation avec le gestionnaire du réseau de transport d'électricité (RTE) en France. Et là, coup de foudre ! Un responsable du secteur est la recontacte : la municipalité d'Amnéville souhaite supprimer la ligne traversant la zone thermale et touristique fréquentée par des milliers de visiteurs chaque année. Impossible de l'enlever, c'est trop coûteux ; impossible de l'enfouir, les sols sont friables. C'est un cul-de-sac pour RTE, le courant avec le maire ne passe plus. Une troisième voie est évoquée : plutôt que de la cacher, transformer cette ligne en œuvre d'art s'avérerait être la solution pour une meilleure intégration.
Le projet d'Elena Paroucheva est retenu, les quatre pylônes de 225 000 volts deviendront les demoiselles d'Amnéville, grandes dames de 28 à 34 mètres de haut aux robes électriques.
Le 17 février 2004, cette sculpture monumentale de 1 255 mètres de long nommée Source est inaugurée, pylônes en treillis déguisés et parés de câbles de fête. « Haute couture haute tension », titrait le site de la Nuit blanche, « notre tour Eiffel à nous », concluaient les visiteurs et habitants de la ville.
France : le pylône va-t-il disparaître ?
Symbole de notre modernité il y a quelques années - il s'exposait fièrement en 1965 sur l'affiche présidentielle de François Mitterrand -, le pylône est aujourd'hui un acquis auquel nous sommes tellement habitués que la critique est facile.
Actuellement, en France, ce sont plus de 100 000 kilomètres de lignes aériennes et près de 300 000 pylônes qui relient les centrales de production d'électricité aux centres de distribution. À ce réseau aérien s'ajoutent 5 036 kilomètres de liaisons souterraines.
En 2016, ce sont 938 kilomètres de nouvelles liaisons qui ont été installées (aériennes et souterraines, neuves et renouvelées). Face aux difficultés d'acceptation de ces nouvelles lignes, que ce soit pour des raisons de paysage, de santé, ou d'environnement, l'enfouissement est souvent envisagé comme une solution. Mais à quel prix et sous quelle condition ? Depuis 1946, le transport de l'électricité étant une activité nationale, reposant donc sur des capitaux publics, l'intérêt socio-économique prévaut. Or, le coût des lignes souterraines est variable et relatif à leurs niveaux de tension. Si, entre 2014 et 2016, les nouvelles lignes de 63 000 et 90 000 volts sont à 96 % souterraines, ce n'est pas le cas de celles de 225 000 ou 400 000 volts pour lesquelles, lorsque l'enfouissement est possible, les coûts sont de deux à huit fois plus élevés. Ces lignes à très haute tension restent ainsi majoritairement aériennes, et leur installation suscite des réactions houleuses de la population. La concertation est donc nécessaire, elle peut déboucher sur des projets novateurs, conçus en fonction du territoire.
La beauté d'un pylône
Muguet, chat, fougère, roseau, Trianon ou Beaubourg. .. autant de noms aux évocations champêtres ou culturelles pour nommer les pylônes que nos regards croisent sans plus les remarquer. Voir leurs différences, c'est s'amuser et s'ouvrir au fait qu'ils ont été conceptualisés ; leur observation mène petit à petit à une évolution de la pensée, où l'on se met à apprécier leurs formes géométriques.
Le pylône, comme n'importe quel mobilier urbain, lampadaires, bouches de métro ou stations de bus, ne peut-il bénéficier des avancées design et technologiques ?
Plusieurs agences ont déjà proposé des pylônes au design pionnier. Le projet de l'agence Choi+Shine - The Land of Giants - a fait le buzz récemment : ses pylônes humanoïdes à silhouettes d'athlètes olympiques, dessinés pour l'Islande, introduisent un caractère sacré dans le paysage. On les imagine nés de la mythologie grecque : fils d'Ouranos et de Gaïa, ces géants parcourent la terre et y installent la lumière. Le projet n'a pas été retenu, mais a été très fortement relayé par la presse et les réseaux sociaux, participant à cette prise de conscience collective que nos territoires continuent de s'imaginer.
Des pylônes avant-gardistes
En 2011, au Victoria & Albert Museum, à Londres, étaient exposés six projets de pylônes futuristes. Les visiteurs, surpris, découvraient les finalistes retenus parmi plus de 250 propositions soumises dans le cadre d'un concours organisé par l'Institut royal des architectes britanniques (Royal Institute of British Architects), le ministère de l'Énergie et du changement climatique (Department of Energy & Climate Change) et l'opérateur du réseau de transport d'électricité britannique (National Grid). Le public a eu trois semaines pour commenter ces projets via Internet.
C'est ensuite un jury d'experts qui, fort de cette enquête, a voté pour le concept gagnant : le T-Pylon, au design jugé plus simple, fonctionnel et léger.
Outre un prix de 5 000 livres sterling, l'agence danoise lauréate, Bystrup, gagnait l'assurance de voir ses pylônes parcourir la campagne britannique dans les dix à vingt prochaines années. Il y a deux ans étaient ainsi installés les six premiers pylônes à Eakring, dans le Nottinghamshire. Avec un peu d'imagination, on verrait presque deux diamants en boucles d'oreille perchés là-haut, aux bras du pylône. .. un clin d'œil aux joyaux de la reine.
Un autre concours, italien cette fois, lancé en 2007 par le gestionnaire du réseau d'électricité Terna, avait été remporté par l'architecte Hugh Dutton pour son pylône « Germoglio » (« jeune pousse »), inspiré par la nature et les feuilles des arbres. Ce même architecte a gagné le dernier appel à projets de RTE. En effet, très récemment en France et pour faire face à la forte opposition des riverains, les pylônes de la nouvelle ligne aérienne Avelin-Gavrelle ont été repensés : le modèle « Équilibre », pour sa « conception simple, sobre, minimaliste », a remporté l'assentiment des riverains.
Conclusion : prenons soin de nos lignes
Merci à Elena Paroucheva d'avoir été l'instigatrice de ce mouvement de pensée « Electric Art », qui invite à imaginer avec intelligence nos paysages. Renouons avec la folie de Don Quichotte, n'hésitons pas à rêver nos pylônes pour accompagner leur évolution.
Plusieurs dizaines d'années seront nécessaires pour renouveler nos infrastructures, mais sur des programmes ciblés de nouvelles lignes qui ne peuvent pas être enterrées, et qui sont rejetées par la population locale, des appels à projets peuvent être lancés.
Elena Paroucheva a aujourd'hui le désir d'installer un pylône « Viking » en Norvège et une « Ménine » en Espagne ; l'esprit s'égare, mais repenser de la sorte nos nouvelles lignes afin qu'elles soient l'expression des légendes de nos régions, des inconscients de nos imaginations, pourquoi pas ?
Article paru dans Ecologik 56 : Villes intelligentes...et durables