EcologiK : Vous portez le projet de l’École du domaine du possible depuis plusieurs années. Quels en sont l’origine et les partenaires ?
Patrick Bouchain : L’École du domaine du possible est un projet que nous avons progressivement construit avec Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen, propriétaires de la maison d’édition Actes Sud. Lorsque cette dernière s’est implantée à Arles, ses fondateurs ont immédiatement saisi l’importance d’ouvrir les activités de l’entreprise sur l’extérieur. La maison qui reçoit, vend et édite des manuscrits est ainsi devenue un foyer culturel aux activités multiples : librairie, sauna, hammam... Il n’y aurait sans doute jamais été question d’école si Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen n’avaient perdu un enfant en 2012. Pour surmonter ce deuil, il fallait à leur famille nombreuse un projet. Ainsi est venue l’idée de créer un lieu d’apprentissage qui prendrait en charge ce moment magnifique, mais difficile qu’est la puberté. Trois ans plus tard, les premiers élèves y ont fait leur rentrée. Nous en sommes très émus. Pour les familles qui démarrent avec nous cette première année expérimentale, il y a une part de risque, mais c’est aussi une chance. Si elle ne paraît pas formatrice dans l’appareil classique d’acquisition des savoirs, la participation à l’élaboration d’une école peut se révéler d’une importance majeure dans la construction d’une personnalité.
EcologiK : Qui dit école expérimentale dit nouvelles méthodes pédagogiques. Qu’envisagez-vous ?
PB : Nous avons pris la décision d’ouvrir cet établissement avec une tranche d’âge élargie qui est celle de l’adolescence, de 9 à 13 ans. La séparation sera moins catégorique que dans une école traditionnelle et la mise en place d’une classe unique devrait faciliter le rattrapage, car les enfants s’écoutent les uns les autres. Cela permet aussi d’aborder plus facilement des problématiques telles que la sexualité, que les jeunes découvrent de plus en plus tôt avec Internet sous la forme de la pornographie, ce qui ne les prépare guère à l’amour, à la tolérance, à la différence… Quant au programme, on oublie souvent qu’il ne s’agit pas d’une obligation, mais d’une garantie que se donne l’Éducation nationale pour s’assurer que l’ensemble de ses protégés arrive à un niveau scolaire minimal. L’enseignant a donc des objectifs à atteindre mais pas de programme à respecter, la loi offrant aux professeurs une liberté que ceux-ci prennent malheureusement trop rarement. J’ai donc recruté deux maîtres approchant de la soixantaine, avec de la bouteille et pas seulement une velléité d’enseigner autrement. Sans désir de faire table rase, ils ont mesuré dans leur vie professionnelle les limites de nos manières de transmettre et souhaitent, en fin de carrière, dispenser un savoir avec une plus grande liberté. Cette école restant avant tout un lieu de formation, y compris des maîtres, j’ai embauché deux femmes trentenaires, ce qui correspond bien à la réalité de la société actuelle où l’enseignement se féminise. Nous avons donc quatre professeurs pour un groupe de 35 élèves. Cela laisse la place aux erreurs ou tout simplement au rattrapage scolaire, si l’un des enfants est perturbé par la grande autonomie qui lui est laissée… Par ailleurs l’établissement sera bilingue, voir trilingue. Lorsque nous disons que l’enfance est le moment idéal pour apprendre les langues, ce n’est pas au sens scolaire du terme : il faut pouvoir favoriser l’immersion. Des pays étrangers habiteront ainsi ce lieu grâce à des stagiaires auxquels nous ne confierons pas de tâches subalternes puisqu’il est convenu que chacun, sans exception, fasse tout, des courses à la cuisine. Lorsque nous faisons le ménage chez nous, nous ne le concevons pas comme une tâche dégradante. Ce n’est pas seulement grâce à des cours d’éducation civique, mais avec des lieux développant l’émancipation que l’on prépare les enfants à être citoyens.
EcologiK : Comment s’est effectué le choix des enfants, avec quelle ouverture et quelle mixité ?
PB : Nous commençons avec 35 écoliers, c’est-à-dire deux classes de 17 et 18 élèves chacune. Quant au processus de sélection, j’ai recruté non pas les enfants, mais leurs parents ! Je considère en effet que l’adhésion des adultes au projet constitue l’une des conditions fondamentales de sa réussite. Je n’ai donc rencontré que les « grands », auxquels j’ai expliqué le concept. Je ne souhaitais pas que l’École du domaine du possible se transforme en établissement international avec des gens aisés qui habitent loin et vous collent leur progéniture pour ne pas avoir à s’en occuper. Le périmètre géographique est de 20 minutes à pied. J’ai moi-même mis un jour mes enfants dans une école expérimentale, où il fallait se rendre en métro. Le résultat, c’est que mes gamins n’avaient aucun ami dans leur quartier ! C’est donc selon deux critères, proximité et adhésion à la démarche, que j’ai considéré que je pouvais accepter l’enfant, sans m’interroger sur son niveau scolaire ! Sur un total de 900 demandes, la sélection a été facile, car la tranche d’âge 9-13 ans restreignait encore le choix. Finalement, j’ai vu 100 parents. C’était long mais nécessaire. J’y ai vu un miroir de la société : un couple sur deux était divorcé, très souvent en difficulté économique, au chômage ou avec un emploi dévalorisé. Nous sommes vraiment à une époque où l’école devrait être au centre de la ville et réinventer la solidarité. J’aimerais par exemple tester ce que j’appelle les « chambres de la rupture ». Avec l’augmentation du nombre de séparations, un parent qui souhaite rendre visite à son fils ou à sa fille, mais n’habite pas dans la même ville se retrouve parfois sans toit. Il est important qu’il puisse en trouver un à l’école, comme son enfant.
EcologiK : Quel rôle aura l’architecture dans cette école ? Comment avez-vous aménagé ses salles de classe ?
PB : Il s’agit ici d’une école « sans lieu », c’est-à-dire sans référence à un emplacement normé. En effet, pour qu’il y ait réglementation, il faut qu’il y ait bâtiment. Or, si votre objectif consiste à transmettre un enseignement dans les lieux mêmes qui correspondent aux matières professées, votre établissement échappe à ces normes. Cela s’applique par exemple quand on familiarise les enfants aux sciences de la vie dans une forêt plutôt que dans une salle de classe. Les propriétaires d’Actes Sud possèdent une ferme et il nous est apparu normal qu’elle devienne l’un de nos lieux d’apprentissage. La chapelle du Méjean, transformée en salle d’exposition, offrira aussi son cadre aux élèves. Enfin, il y a l’autocar : nous n’allons pas passer par un transporteur, mais recruter un chauffeur pour avoir un véhicule permanent. L’école, c’est aussi le bus, puisque c’est le lieu qui va nous permettre de nous déplacer ailleurs. Enseigner dans une ferme ou dans une chapelle pose cette question : pourquoi les bâtiments ne seraient-ils pas réappropriables ? Une école, c’est un endroit qui n’est en général utilisé que pendant la journée, six mois par an. Il faut qu’elle redevienne un lieu partagé. Construire un édifice durable ne signifie pas seulement opter pour des matériaux écologiques, mais également rentabiliser son architecture, notamment par le partage de l’espace. En outre, vouloir donner à tous et partout un niveau de confort identique et continu reste très consommateur d’énergie. Parfois, cette absence de qualité de vie peut même participer à l’appropriation d’un lieu, comme pour les ateliers d’artistes installés dans des usines où l’avantage de la superficie donnée dépasse de loin l’inconvénient du manque de chauffage. Bref, réviser notre rapport au bâti, essayer de nous habituer à des degrés de bien-être différents, faire le minimum et non pas le maximum, et lutter contre cette idée qu’il faut à tout prix programmer un bâtiment, tout cela participe à une architecture plus durable.
EcologiK : La question des rythmes scolaires a toujours fait débat. Quelle temporalité imaginez-vous ici ?
PB : La question des rythmes scolaires est une fausse interrogation. Aujourd’hui, l’école devient une garderie liée à des réalités économiques et sociales. Autrement dit, les parents qui travaillent ne peuvent se permettre de voir la temporalité du cursus de leurs enfants s’opposer à leurs impératifs professionnels. Nous souhaitons que notre école devienne une seconde maison, qu’un père ou une mère puisse y déposer son gamin même quand celui-ci a un rhume. Il faut aussi que chaque enfant s’y sente chez lui. Comme nous avons peu de moyens, il était fondamental que les familles jouent le jeu, qu’elles s’engagent, à l’image des crèches parentales où chacun participe à l’organisation et au fonctionnement du bien commun.
EcologiK : D’après les prévisions des Nations unies, 85 % de la population sera urbaine en 2050 : comment faire pour aider les enfants à aimer la ville ?
PB : Même lorsque l’école est citadine, elle est détachée de l’environnement urbain dont les aménagements ne sont pas adaptés aux enfants. Il y a quelques décennies, la rue était encore un espace partagé, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les seuls endroits qui mettent en relation le jeune et la ville, les aires de jeux, sont artificiels. Or, ce n’est pas en amenant sa progéniture dans un square urbain que nous la préparons à apprécier et à comprendre une métropole ! L’École du domaine du possible doit former un enfant à une perception globale du territoire, aujourd’hui beaucoup trop souvent résumée à une opposition entre ville et campagne, agriculteurs et cols blancs. Pourquoi n’y aurait-il pas des intermittents de l’agriculture quand il y en a du spectacle ? Pour des raisons d’autosuffisance alimentaire, le jardinage saisonnier deviendra peut-être courant, mais il faut pour cela que les lieux soient réversibles. Pour pouvoir les transmettre à d’autres, nous devons apprendre à ne pas les neutraliser. Cette école prépare donc tout autant l’enfant à voir un taureau en Camargue qu’à expérimenter l’urbanité d’Arles, ville antique et commune la plus étendue de France, telle que les hommes l’ont pensée, des Romains à nos jours.