Du doigt, elle dessine un brin de courbe dressé vers le haut, qui s’arrache à la platitude de la décennie écoulée. « Ça y est, nous voyons le début du décollage ! », se réjouit Christel Sauvage, présidente d’Énergie partagée, premier fonds d’investissement d’envergure nationale réservé aux particuliers désireux de soutenir le développement des énergies renouvelables. Deux ans à peine après sa création, près de 7 millions d’euros ont été collectés cet automne, lors du lancement de son troisième appel de fonds auprès du public. Plus de 6 500 individus ont déjà souscrit des actions auprès de cette société à statut coopératif, les affectant explicitement, s’ils le désirent, à l’un des projets approuvés. Énergie partagée confesse avoir eu quelques difficultés, faute de demandes, à décaisser ses dépôts dans les premiers temps. Mais aujourd’hui, Christel Sauvage le confirme parmi les bonnes nouvelles : « Les besoins affichés dépassent désormais le montant de la collecte. »
Bégawatts, le pionnier
Début novembre, près de 20 projets citoyens1 (solaire, éolien, biomasse, petite hydraulique) étaient proposés aux investisseurs, et une quinzaine d’autres étaient à l’examen. Pour une dizaine d’entre eux, le budget sollicité auprès du fonds est d’ores et déjà garanti. Énergie partagée est l’outil financier qui a longtemps fait défaut aux parcs éoliens : ces projets, parce qu’ils sont parmi les plus gourmands en capital, peinaient à lever les sommes nécessaires auprès du seul public de proximité. À tout seigneur tout honneur, le fonds a inauguré ses placements avec Bégawatts à Béganne, dans le Morbihan. Le pionnier français de ces parcs éoliens d’un autre genre est une coopérative au capital détenu à 90 % par des citoyens. Il aura fallu aux porteurs du projet dix ans d’une ténacité exemplaire pour assister, il y a six mois seulement, aux premiers tours de pales de quatre éoliennes de 2 mégawatts de puissance. L’association Éoliennes en pays de Vilaine et la petite société Site à Watts, qu’elle a créée pour développer le projet, auront essuyé bien des plâtres au cours de cette aventure hors norme : multiples adaptations du dossier, changements de site, instruction des permis, mobilisation des réseaux pour collecter les fonds. Sans oublier l’équilibrage subtil de la gouvernance d’une coopérative à cinq collèges : 53 clubs d’investisseurs particuliers (plus de 700 personnes, principalement des riverains), Énergie partagée, la société d’investissement Eilañ (région Bretagne), des organisations de l’économie sociale, ainsi que le groupe des fondateurs. Bégawatts prouve que « c’est possible », mais ce tour de force reste difficilement reproductible en raison de sa complexité. Il témoigne d’une époque de défricheurs et du caractère presque exclusivement citoyen de l’ensemble de la démarche.
Les collectivités s’intéressent
Outre la montée en puissance d’Énergie partagée, reflet d’un attrait récent du public pour les voies alternatives de financement, d’autres facteurs facilitent désormais la participation du public dans les parcs éoliens. En 2013, deux exigences ont été supprimées : la limite de la taille des projets à cinq mâts et l’obligation de les ériger au sein d’une zone de développement éolien (zde). De plus, les collectivités locales manifestent un intérêt grandissant pour participer à ces projets citoyens, bien plus fédérateurs et équitables dans leurs retombées que des installations portées par des financeurs conventionnels. Ces montages participatifs et locaux s’imposent d’ailleurs de plus en plus comme une réponse adéquate aux contestations de voisins qui s’estiment lésés par la proximité de mâts. Au point que la loi de transition énergétique en cours d’adoption en a pris acte : elle impose aux sociétés d’ouvrir une part du capital de leurs projets à énergies renouvelables non seulement aux riverains mais aussi aux collectivités locales, qui verront sauter certaines dispositions bridant leur entrée dans de tels partenariats.
Capital ouvert aux citoyens
Dans la Nièvre, le parc de Clamecy (12 mw) inauguré en juin dernier témoigne de cette dynamique. Le projet n’est pas, comme celui de Béganne, purement citoyen dans sa conception, son financement et sa gouvernance, mais son développeur ABO Invest et la société d’économie mixte Nièvre énergies ont largement offert aux individuels de participer au capital. Idem à Rilhac-Lastours, en Haute-Vienne, où un groupement d’agriculteurs est parvenu à mobiliser des investisseurs locaux pour financer son projet d’éolienne (2 mw). Les particuliers sont également bienvenus au parc des Ailes du Taillard (20 à 30 mw), qui attend son permis de construire fin 2014. En 2009, alors que la communauté de communes des Monts du Pilat (Loire) concocte un projet avec le développeur Quadran, un groupe d’habitants demande qu’on lui fasse une place. « Les deux partenaires se sont montrés très ouverts, comprenant l’intérêt de la proposition pour l’acceptation du projet par la population, mais aussi l’apport en compétence qu’ils pouvaient en attendre », souligne Philippe Heitz, l’une des chevilles ouvrières de la démarche. Aujourd’hui, les 120 investisseurs vivent majoritairement dans les bourgs de Burdignes et de Saint-Sauveur-en-Rue, où le parc sera implanté, et ils possèdent 25 % du capital de la société qui exploitera les éoliennes. Les dernières municipales, qui ont chamboulé le rapport de force politique, n’ont en rien affecté le profil du projet.
Crédibilité économique reconnue
La communauté de communes des Crêtes pré-ardennaises est à l’origine d’une initiative similaire, dont la genèse remonte à 2002. La coopérative des Ailes des Crêtes (trois mâts de 0,8 MW), dont le capital sera détenu par des particuliers pour plus de la moitié (notamment via Énergie partagée), devrait livrer ses premiers mégawattheures à l’été 2015. Même horizon à Sévérac- Guenrouët, en Loire-Atlantique, où un projet éolien de 11 MW est sur les rails depuis… un an à peine. « Le mouvement s’accélère vraiment », témoigne Pierre Jourdain, directeur de Site à Watts, qui développe le parc. La petite société, forte du savoir-faire acquis avec Bégawatts, est désormais sollicitée de toute part pour le montage de projets à caractère participatif. « Nous sommes partie prenante, à divers degrés, dans une dizaine d’opérations en France. » Après la montée en puissance de l’investissement citoyen, puis l’implication croissante des collectivités locales, une nouvelle percée de l’appropriation par le public a eu lieu en octobre dernier. En Loire-Atlantique, Énergie partagée, la coopérative Enercoop (seul fournisseur français d’électricité 100 % verte) et la société financière « éthique » Nef ont acquis 62 % du capital du parc éolien de La Limouzinière (6,15 MW) afin de l’ouvrir à des investisseurs particuliers. « Dans les renouvelables, l’élan participatif est à un tournant, salue Mathieu Richard, président d’Enercoop. Les projets gagnent en taille, ils convainquent par leur crédibilité économique, et les pouvoirs publics comprennent que cette mobilisation est un atout pour libérer tout le potentiel promis par ces filières forcément décentralisées. »
1. Le caractère « citoyen » d’un projet à énergie renouvelable est apprécié par le collectif à l’origine d’Énergie partagée sur quatre plans : l’ancrage local et l’implication des acteurs de proximité, une finalité non spéculative, une gouvernance ouverte, démocratique et transparente, ainsi que les bénéfices pour la société et l’environnement.