Le Fonds d'art contemporain de la ville de Meyrin (FACM), en collaboration avec le service de l'urbanisme et le bureau des architectes Aeby Perneger & associés chargé de la rénovation et de l'extension de l'école des Boudines, a lancé en 2013 un appel à candidatures pour la réalisation de deux interventions artistiques intégrées à l'architecture ( Kunst am Bau ), à l'intérieur et à l'extérieur. Dans le foyer de l'aula, ce sont les réflexions d'Ursula Mumenthaler qui ont été retenues. Pour l'extérieur, c'est l'auteur du projet L'Enfance du pli , Gilles Brusset, qui a été choisi pour réaliser l'œuvre sur une étendue de 2 600 mètres carrés, située entre le bâtiment du parascolaire et le hall d'entrée des Boudines.
Cette œuvre est comme le définit le philosophe Gilles Tiberghien, « non pas la sculpture dans le paysage mais le paysage comme sculpture1 ». L'interprétation plastique de ce paysage du massif jurassien est réalisée à partir de cartes géologiques et de photographies aériennes de la région. Progressivement, le dessin est devenu relief, volume puis sculpture en soi. Ses matériaux sont ceux du Meyrin-Parc : un enrobé bitumineux, l'aluminium et le gazon.
La rencontre de deux systèmes formels
L'ensemble urbain de Meyrin-Parc a été construit dans les années 1960, par les architectes Georges Addor et Walter Brugger, selon les principes de l'architecture moderne et le plan de la charte d'Athènes : des bâtiments de logement et des équipements sur pilotis, avec des toits-terrasses et des façades libres, installés dans un parc verdoyant et sans voitures. Dans le paysage orthogonal de Meyrin-Parc, et à proximité des façades planes de l'école des Boudines, la sculpture-paysage émerge en contrepoint tout en courbes et en volumes. Elle est une réponse au principe de la Tabula rasa et à l'ignorance volontaire du paysage préexistant lors de la réalisation du quartier. Au sein de la ville « moderne » totale, affranchie des lignes droites orthonormées, L'Enfance du pli restitue un mouvement topographique du site originel, une série d'ondulations dynamiques inscrites dans le sol. Au poème de l'angle droit, aux reflets du verre et aux plans des espaces ouverts répondent dorénavant la musique des formes ondulantes et la douceur granulée de l'enrobé.
Ce projet a construit un lieu totalement moderne dont le langage formel de la planéité et de l'orthogonalité - la trame s'applique à toutes les composantes de l'endroit : façades quadrillées, plan-masse orthonormé, espaces verts rectangulaires.
Le premier acte du projet a donc été d'araser la petite colline préexistante (qui a vraisemblablement donné son nom au site des Boudines) afin que la trame se prolonge sur tous les espaces extérieurs et déploie la figure de l'angle droit sur l'ensemble du lieu.
Un retour du pli topographique
Les volumes bâtis du quartier s'alignent selon une trame rigoureuse. Cette disposition des opacités construites conduit à la composition d'une zone extérieure entièrement contenue par les façades, sans échappées visuelles, qui devient paradoxalement intérieure. Depuis le site, les Alpes et le Jura, présents juste derrière, sont masqués. Les horizons disponibles sont univoques, architecturaux et de portée limitée. Avec l'inscription de l'œuvre dans le sol, les plissements originels du Jura qui fabriquent les paysages en arrière-plan font l'objet d'une restitution plastique au milieu du site. La sculpture-paysage articule les niveaux préexistants selon une nouvelle figure topographique et esthétique, un jeu d'incurvations convexes et concaves du relief. Sa direction sud-ouest/ nord-ouest est en phase avec le plan urbain de Georges Addor et de Walter Brugger, en écho au grand mouvement topographique du plissement jurassien, aux pistes de l'aéroport et à toute la plaine de Genève dans l'orientation de laquelle elle s'inscrit.
Des jeux d'espaces et de temps
Depuis la rue et l'école la surplombant, L'Enfance du pli se découvre comme une maquette imaginaire du Jura. L'œuvre est un jardin dans une sculpture autant qu'une sculpture dans un jardin. Elle est parcourue par les enfants et, à leur échelle, se fait contenant. C'est un jeu de formes que l'on peut parcourir, arpenter. La spatialité du pli propose aux enfants une expérience physique de la courbe et une variété de situations dans le sol plissé, offrant monticules surplombants et prémices d'intériorités. Dans le périmètre dévolu à l'intervention artistique, la courbe de niveau NF 435.40 existante est longue de 117 mètres. Par le jeu des plis et replis, l'œuvre en porte la longueur à 304 mètres, multipliant les adrets et les ubacs, les jeux de champs et de contrechamps, les incurvations et les bosselés. Le déploiement de la ligne de niveau dans l'espace dessine un horizon courbé et enveloppant. La topographie dans laquelle évoluent les enfants donne une lecture tangible du lieu grâce au repère altimétrique intangible de la courbe de niveau, une jauge de la taille et de l'âge, une toise de l'enfance qui sera dépassée un jour ou l'autre. Les enfants de l'école des Boudines ont entre 4 et 12 ans. Haute de 80 centimètres à 1,60 mètre, la sculpture-paysage adjoint le temps géologique par l'évocation du plissement jurassien (débuté il y a 10 millions d'années). Du proche au lointain, du pli de la courbe à la ligne tendue de l'horizon architectural, le corps et le regard des enfants trouvent aussi des articulations vers une nouvelle relation avec la vallée de Genève et les massifs du Jura.
La peau du sol
Les matériaux de l'œuvre sont identiques à ceux du lieu préexistant. Les agencements et la mise en œuvre originale de ces éléments banals permettent à l'œuvre de surgir sans rupture au sein du continuum de l'espace public. Leur simplicité rustique et leur homogénéité mettent en valeur les formes du site par effet de contraste. Les courbes de la sculpture-paysage et les lignes droites du contexte bâti sont mises en jeu et révélées réciproquement. Épousant de sa surface grainée les mouvements du relief, l'enrobé bitumineux devient sculpture. La matière urbaine par excellence devient matériau d'expression de la géographie, une sculpture topographique, où l'eau ruisselle, où les reliefs portent l'ombre, et dans laquelle on peut circuler, jouer, se lover, se cacher. La relation d'un sol inerte avec un sol vivant et d'un sol minéral avec un sol végétal déroulés sur 500 mètres linéaires est exacerbée. Par le jeu d'une inversion des utilisations courantes, la surface végétale du gazon n'intervient plus comme surface d'espace libre et vague, mais circonscrite et maintenue par la matière noire de l'enrobé. Elle est célébrée pour elle-même en tant qu'étendue de sol vivant sous le ciel.
1. Gilles A. Tiberghien, Les Jeux du monde , Fonds d'art contemporain de la ville de Meyrin, 2017.
Article paru dans EcologiK 55 : Ville adaptable (sept-oct-nov 2017)