Rédigé par Ghislain de Larouzière | Publié le 04/04/2018
Dans deux ans, la Métropole accueillera l'« Armada de la liberté ». Cet événement prévoit de rassembler des millions de visiteurs autour des plus beaux voiliers venus du monde entier. Cette fête, symptomatique d'un désir de renouer avec le fleuve, se traduit par d'importants efforts d'aménagement des quais de Seine, mais également par un grand projet d'extension de la zone touristique piétonnière. Une large concertation a permis de bâtir un programme partagé structuré en trois grands secteurs, polarisés autour de la place du Vieux-Marché, du musée des Beaux-Arts et de la cathédrale Notre-Dame de Rouen. C'est dans ce dernier périmètre que l'atelier Villes et paysages a développé le projet.
Un espace géographique, historique, spirituel
Dans le tissu urbain historique, la topographie des berges se lit à travers la déclivité des rues descendant vers le fleuve. Rouen est avant tout un port fluvial : sa façade sur les quais a longtemps fonctionné comme une « membrane » perméable organisant les échanges entre le fleuve et les terres. Mais la vieille ville est également un espace symbolique où s'exprime la présence chrétienne séculaire. La flèche de la cathédrale s'érige en point de repère spatial qui semble ancrer la ville dans le ciel changeant de la Normandie. En parcourant les rues de Rouen, les usagers prennent conscience de se mouvoir dans un espace-temps complexe où s'imbriquent sur une géographie singulière des styles architecturaux, des vestiges historiques, des usages…
Un quartier recomposé
La Seconde Guerre mondiale a laissé une cicatrice encore perceptible dans le tissu urbain. Le quartier entre la cathédrale et la Seine a été réduit en cendres lors des bombardements de 1940 et de 1944. Dans les années 1950, les berges et des franchissements de la Seine ont été réaménagés pour accompagner le développement de l'activité industrielle et portuaire. Les travaux ont porté sur le rehaussement des quais, de plusieurs mètres, pour permettre la navigation de barges de grand gabarit et la création de voies rapides sur les rives. Cette nouvelle géographie a dressé une succession d'obstacles visuels et fonctionnels entre les zones riveraines et le fleuve. La reconstruction du quartier a préservé la plupart des alignements de façades, reconduisant ainsi ses perspectives historiques. Cependant, son paysage urbain s'est trouvé appauvri par l'homogénéité du style architectural et la mise au gabarit des espaces publics, par ailleurs monopolisés à 90 % par un parking créé dans les années 1980, renforçant l'emprise de l'automobile. Avec le déplacement du marché sur la place Saint-Marc, le quartier s'est résigné à n'être plus qu'une « arrière-cour » du secteur touristique.
Les murs porteurs du projet
La plongée dans l'histoire longue de Rouen fait émerger, par tâtonnements successifs, les problèmes à résoudre à travers le projet d'aménagement urbain.
Le parti pris vise à réenraciner la ville dans sa double attache, paysagère et historique. Pour y parvenir, deux perspectives urbaines sont travaillées.
La première permet d'établir un lien paysager et piétonnier fort entre la Seine et la cathédrale par l'aménagement de la rue Grand-Pont. La seconde a pour objectif de rattacher le quartier de la Haute-Vieille-Tour à la dynamique du secteur historique en s'appuyant sur un vis-à-vis architectural monumental d'un bout à l'autre de la rue de l'Épicerie.
Le lien Seine-cathédrale
Ce lien s'opère de la façon la plus naturelle par la rue Grand-Pont, tracé rectiligne vers le pont Boieldieu. Bien qu'elle soit un axe historique, cette voie offre aujourd'hui un paysage minéral assez triste. Au sortir d'un bateau de croisière, le visiteur accède sur les quais hauts par des escaliers ou des ascenseurs pour s'engager dans la rue Grand-Pont. Le projet réduit les espaces de circulation automobile à une seule voie - en sens unique - pour laisser place à un axe piéton et cyclable généreux. Pour établir le lien avec la Seine, on installe un continuum végétal jusqu'au parvis de la cathédrale. Du côté est, un alignement régulier d'arbres tiges rythme les places de stationnement. Du côté ouest, un jardin linéaire composé de vivaces, graminées, arbres et arbustes est planté, séparant la piste cyclable des trottoirs piétons. La pose d'un dallage en boutisses de granite prolonge l'ambiance des abords de la cathédrale jusqu'au pont Boieldieu. La réduction de la circulation du tunnel Saint-Herbland à une seule voie permet d'ouvrir largement l'accès au parvis de Notre-Dame de Rouen, actuellement très contraint.
À l'ombre de la cathédrale, un jardin
On touche, avec les abords de l'édifice religieux, à un site emblématique de la vie urbaine rouennaise. Ici convergent d'importants flux de personnes polarisées par la présence de ce monument remarquable, par l'organisation régulière de manifestations et par de nombreux commerces.Une masse arborée couvre des espaces verts usés par la fréquentation intensive des lieux.
Le projet recompose la topographie du site par une succession de terrasses et d'emmarchements dont le tracé en courbes isométriques exprime le relief des anciennes berges. La visibilité des brasseries est renforcée, les terrasses élargies, offrant une meilleure perception sur la façade sud de la cathédrale.
Sous les frondaisons des tilleuls, un « espace de contemplation » offre la possibilité d'observer les détails de la façade du monument. Il s'agit d'une plateforme équipée de bancs, de tables, de supports de communication et de longues vues. Cet espace dispose d'une borne WiFi, de prises USB de recharge, d'un accès aux informations en ligne de l'office de tourisme. Accompagnant les flux piétons depuis le parvis de la cathédrale jusqu'au transept sud, le projet propose la création d'un jardin pour accueillir et canaliser ces flux tout en valorisant la présence des commerces. Une coupe sélective de certains tilleuls permet une diffusion de la lumière et la possibilité de planter une strate arborée plus basse, plus diversifiée, apportant floraison et couleurs. Le parc est équipé de bancs et ponctué de deux terrasses en bois, installés dans la végétation.
Le lien halle aux Toiles-cathédrale
Le second « mur porteur du projet » est la mise en scène de l'axe fierte Saint-Romain-cathédrale pour arrimer ce quartier vétuste à la dynamique touristique du secteur historique. De nombreuses représentations iconographiques du XIXe et du XXe siècle illustrent la scénographie qui mettait en relation l'ancien quartier avec Notre-Dame de Rouen. L'une des peintures les plus connues est La Rue de l'Épicerie à Rouen (1898) de Camille Pissarro. La fierte Saint-Romain constituait un autre point d'appel, plus modeste, depuis la place de la Calende. En respectant les emprises des anciens îlots, l'urbanisme de la reconstruction a préservé cette scénographie urbaine, mais l'installation d'un parking sur la place de la Haute-Vieille-Tour dans les années 1980 en a brouillé la lecture. Telle qu'elle est configurée, la place de la Calende n'aide pas à comprendre la relation spatiale entre la fierte Saint-Romain et la cathédrale : la forte dénivellation du site est rattrapée par un soutènement le long de la rue du Général-Leclerc, coupant les relations de haut en bas. Le projet propose une refonte complète de la topographie de la place de la Calende, qui sera dès lors structurée en terrasses de plain-pied pour les commerces riverains. Les emprises concédées aux commerces sont élargies et autorisent des animations temporaires. La rue de l'Épicerie est désormais piétonne.
Cette réorganisation de la place permet de déployer dans toute sa largeur une scénographie d'ascension vers la cathédrale, ou, à l'inverse, de descente vers la Seine et la halle aux Toiles.
En aval, le vis-à-vis historique entre la Fierte et la cathédrale est débarrassé des éléments qui brouillent sa perception. Une diagonale piétonne est dégagée dans l'axe de la rue de l'Épicerie sur l'emprise du parking. Un vaste parvis propice à l'accueil d'une vie de quartier est ainsi constitué, sur lequel l'accès à la halle aux Toiles est à nouveau adressé.
Un projet entre permanence et mouvement
À Rouen, le projet Seine-cathédrale propose des espaces réenracinés dans le temps long et dans les relations paysagères naturelles. Cette démarche permet d'établir des lieux signifiants, esthétiques, adaptés aux usages contemporains. Plus qu'autour des architectures, l'identité des villes repose sur une relation à une géographie, à un paysage singulier. Elles résultent également de la façon d'habiter les lieux, de se mouvoir et de partager l'espace.
La ville est mouvement, elle se développe, vieillit, se dégrade, se renouvelle et se reconstruit sur elle-même. Ce qui traverse le temps, ce sont les logiques paysagères à l'origine des tracés et les flux.
Le perpétuel mouvement urbain s'organise autour de cette matrice. L'espace urbain est ainsi tendu par une dialectique toujours renouvelée entre permanence et mouvement.
Article paru dans Ecologik 54 : Ville-campagne