Le Carnac catalan
C’est en 2007, lors d’importants travaux sur le réseau urbain catalan, que sept stèles mégalithiques datant de 2 800 avant Jésus-Christ sont mises au jour. Pour Seró, la bourgade voisine de 80 âmes, l’événement n’est pas des moindres ! Cette découverte et sa nécessaire préservation offrent l’occasion de dynamiser et de diversifier l’activité agricole locale. Un projet de bâtiment culturel multifonctionnel est lancé sur un terrain situé en aval de la commune : entre l’ancienne école, la route d’accès au village et la place de la balance – du nom de la plate-forme de pesage de véhicules qui s’y trouve. Grand habitué des chantiers en sites archéologiques, Toni Gironès est choisi par la maîtrise d’ouvrage, la municipalité d’Artesa de Segre, dont Seró dépend. Les études dureront quatre années ! Du site, anciennement occupé par deux jardins potagers, l’architecte retient la déclivité naturelle : la toiture accessible du nouvel ouvrage rejoint ainsi le niveau du sol existant, en haut du terrain. De cette plate-forme, le passant peut apercevoir l’endroit où les stèles ont été découvertes, à 1 kilomètre de là, et profiter de l’ombre offerte par les arbres, assis sur des moellons récupérés lors du chantier. Une construction écolo, pas tant dans le choix des matériaux que dans leur réemploi.
Architecture vernaculaire
Comme le veut la coutume espagnole, la cour est au centre de la composition. Elle sépare ici les deux entités du lieu : la salle des stèles et l’espace culturel semi-enterré, constitué d’une pièce polyvalente, d’un lieu de dégustation de vins et d’un petit musée présentant des objets issus des fouilles. Outre la référence au patio, typiquement ibérique, Toni Gironès refuse la table rase et conserve des traces des anciens jardins qui se trouvaient sur le site : deux arbres et un muret en pierre formant un L, sur lequel poussent encore des blettes, trace de l’activité potagère passée ! Bien qu’il ne soit pas « noble », l’architecte fait le choix de conserver cet assemblage rocailleux. Interrogerait-il ici le statut même de ruine et de valeur patrimoniale ? Questionnerait-il ce qui doit, ou ne doit pas, être conservé ? Même s’il ne cherche pas à mettre sous cloche ce vénérable alignement rocheux, il évite d’y toucher : l’empreinte au sol de la rampe qui le chevauche est minimale grâce à de fins fers à béton, à la fois structure discrète et revêtement aérien. En plus d’être économique, l’utilisation omniprésente de ferraillages et de briques crée une architecture brutaliste en matériaux industriels, presque aussi rustiques que les stèles qu’ils abritent…
Mirador
Dans la continuité de la place de la Balance, au nord, le toit-terrasse du musée est le point de départ d’une succession de rampes menant au-dessus de la pièce d’exposition des stèles, à l’est, et sur la salle polyvalente et l’espace des vins, à l’ouest. Ces cheminements sont identifiables grâce à leur revêtement de sol en brique rouge perforée, dont l’usage mural traditionnel est ici détourné pour créer une couverture drainante sur plots, qui augmente l’inertie thermique de la toiture tout en résistant aux déformations. Ces « pavés catalans » sont délimités par du gravier d’argile, ton sur ton, qui entoure les oculi servant d’éclairage zénithal pour les restes archéologiques exposés plus bas.
Architecture caméléon
Plus d’un siècle après Adolf Loos et son manifeste Ornement et crime – qui fustige le recours à la décoration en architecture –, Toni Gironès opte pour une conception épurée. Un dépouillement qu’il mène à son paroxysme en réutilisant les matériaux de construction simples des maisons du village et des hangars agricoles voisins. Ainsi, l’espace de présentation du tumulus, situé en contrebas de la commune, se fond dans le paysage et fait office de transition entre le bourg et la campagne.
Parcours initiatique
La salle polyvalente est accessible depuis le patio ou la façade sud. Quand elle n’est pas utilisée comme centre de vie sociale, le touriste y fait connaissance avec l’histoire de la découverte des roches préhistoriques. Il pénètre ensuite dans le musée, avant de prendre le chemin de la pièce des stèles par le biais d’un long couloir ajouré. Mais les sept « Graal » se méritent, et ce n’est qu’après un chemin initiatique qu’il pourra les observer : plus il avance, plus le corridor s’enroule sur lui-même et se réduit en largeur… jusqu’à ne plus laisser passer qu’une seule personne. Il perd peu à peu ses repères dans cette spirale de 37 mètres de long, recouverte d’un moucharabieh en casiers à bouteilles, qui devient de plus en plus hermétique aux bruits et à la lumière. Compression. Arrivée dans la salle des mégalithes. Décompression. Soudain, le visiteur retrouve le repère du ciel grâce à de fines fentes zénithales dans des cadres métalliques, calibrées sur les roches qu’elles éclairent et dont elles font ressortir les bas-reliefs. Au sol, il laisse dans le sable d’argile la marque de ses pas, avant de s’en aller par une autre galerie labyrinthique débouchant sur un champ de blé, à l’est. Fin du voyage.
Détournement d’objets
Pour décorer et isoler thermiquement l’espace de dégustation des vins, quoi de mieux que 1 600 bouteilles de 75 centilitres ? Ici, elles sont vides, mais bouchées et entourées de mousse polyéthylène, normalement destinée aux tuyaux de chauffage, pour un plus grand pouvoir isolant. Ordonnées dans leurs casiers en céramique, certaines de ces fioles peuvent par ailleurs être ôtées afin de permettre une ventilation naturelle. Dans le corridor et la salle des stèles, les caisses de rangement sont montées à la verticale, dans leur plus simple appareillage, afin de laisser pénétrer air et lumière naturelle. L’architecte poursuit ainsi son détournement d’objets industriels, tout en restant dans la gamme chromatique locale. De même, des entrevous courbes en céramique, normalement utilisés pour les plafonds, recouvrent le sol tandis que des ampoules nues éclairent sobrement le lieu, brut et dénué d’artifices. Ce sentiment d’inachèvement de l’œuvre lui confère un caractère immuable de chantier, qui nous amène à la contempler comme une ruine romantique.
* Un tumulus est un amas artificiel de terre ou de pierre qui marque l’emplacement d’une tombe.