C’est avec la traduction partielle en français de son livre Le Projet local que l’urbaniste italien Alberto Magnaghi pénètre timidement en 2003 la scène hexagonale. Son apport reste confidentiel, malgré la fondation à Florence de la Société des territorialistes, en décembre 2010, et la publication de quelques rares articles sur ses travaux1 et entretiens. Avec la parution de La Biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun2, il s’invite dans le débat franco-français sur le nombre de régions et le devenir urbain des territoires.
La ville à la campagne
Contrairement à la présentation schématique habituelle de la France des villes (les métropoles et leurs agglomérations), il convient de considérer l’ensemble de la France urbaine : capitale, petites villes, banlieues de grandes villes, « périurbain », pavillonnaire diffus, villages-dortoirs, campagnes urbanisées, etc. C’est parce que l’urbanisation impulsée par l’État ne s’est jamais préoccupée des villages que le monde rural n’a pu ni retenir les enfants d’agriculteurs voulant exercer un autre métier, ni attirer des urbains prêts à s’installer hors des villes tout en optant pour un mode de vie citadin. Les ouvrages de Gaston Bardet (1907-1989) méritent d’être à nouveau examinés, et il nous faut revisiter la commune de Le Rheu qu’il a ménagée3 d’un point de vue environnemental. Relisons aussi Émile Vandervelde (1866-1938), dont L’Exode rural4 annonce « l’exode urbain ». Il y imagine la renaissance des « campagnes hallucinées » pour contrecarrer l’extension démesurée des « villes tentaculaires »5, en permettant aux ouvriers et à leurs familles de loger dans les fermes disponibles, ce qui réactive l’économie villageoise, maintient ouvertes les classes des écoles et assure aux agriculteurs des consommateurs de proximité tout en diffusant alentour « l’esprit des villes ». Pour cela, il conseille de relier les villages aux usines et mines voisines par des tramways au tarif à prix coûtant et de réduire le temps hebdomadaire de travail. En 1898, l’anarchiste et géographe russe Piotr Kropotkine préconisait, lui, ce qu’un William Morris aurait certainement approuvé : la dispersion dans une « campagne-paysage » des fermes, ateliers, usines. Il ne s’agit pas de multiplier les cités-jardins que modélise Ebenezer Howard la même année (et dont la propriété coopérative du sol est toujours d’actualité), mais de créer des territoires urbains associant activités rurales, productions artisanales et usinières, habitats écologiques et cadre naturel. Ils proposaient ainsi une autre civilisation que celle qui perçait alors… et qui malheureusement l’a emporté.
Une géographie affective
Alberto Magnaghi part du constat que toute la planète vit en ce moment une posturbanisation et une postruralisation générées par la globalisation, sans aucune attention ni aux humains ni au monde vivant. Cette redistribution des populations et de leurs activités standardisées conduit à une territorialisation sans localisation. Qu’entend-il par-là ? Tout être humain est sensoriel, communicationnel et situationnel. Ces trois qualités sont fortement perturbées par la généralisation des technologies de l’information, qui ont pour premier effet la transformation de notre espace-temps individuel. Notre situation ne dépend plus seulement d’un lieu dans lequel et avec lequel nous construisons notre demeure et notre existence, mais de plusieurs, dont certains sont virtuels. Notre géographie affective se configure ainsi de façon discontinue et hors sol. Néanmoins, nous devons encore – et c’est une bonne nouvelle – nous inscrire territorialement, d’où la nécessité d’une localisation. Celle-ci s’avère fréquemment inhabitable, fruit du hasard, pauvre en symbolique, sans réelle poétique, comme ces lotissements « fermés » ou cette dispersion pavillonnaire dans des sites mités.
La biorégion urbaine, quésaco ?
Que nous dit Alberto Magnaghi en nous invitant à édifier des « biorégions urbaines » ? La région est à ses yeux un territoire de « bonne taille » pour le déploiement d’une vie urbaine de qualité : assez d’habitants différents pour une pluri-culturalité enrichissante, la possibilité d’une démocratie participative, le fonctionnement d’entreprises coopératives, l’harmonisation des temporalités sociales et individuelles, etc. Mais elle se doit d’être « bio » afin de répondre aux exigences environnementales : productions agricoles locales, sources d’énergie et transition énergétique, protection des écosystèmes, etc. C’est dire si aucune biorégion urbaine ne ressemble à une autre ! Leur association favorise les hybridations et assure les expérimentations et autres innovations sociétales. Le territoire ne s’avère pas un échelon bureaucratique de plus, mais devient l’expression d’un bien commun, sachant que « commun » ne signifie pas ce qu’on partage, mais ce qui nous engage les uns vis-à-vis des autres.
Réinventer l’urbanisme
Dans ce nouveau contexte, l’urbanisme de l’ère industrielle se révèle d’une époque révolue, avec ses clusters, son tramway sur rail, ses labels d’écoquartiers clonés, ses gated communities, son « grand ceci ou cela », ses réglementations générant leurs dérogations, son foncier voué à la spéculation, son cloisonnement des compétences, sa hiérarchie des prérogatives, son mépris de la parole des habitants, sa confiscation des décisions dans le secret des cabinets… La biorégion urbaine réclame d’autres pratiques professionnelles aussi bien en architecture et en paysagisme qu’en urbanisme. Ces métiers se métamorphosent de toute façon en adoptant une démarche environnementale. En effet, la biorégion urbaine privilégie les interactions entre les éléments constitutifs d’un même ensemble tout comme elle accueille de nouveaux processus plus participatifs. Ces changements affectent chacun des éléments. Cette approche transdialectique entraîne la constitution d’équipes associant de nombreux savoirs et savoir-faire, qui s’ouvrent aux autres et ainsi se bonifient. L’urbanisme ne résiste pas à la biorégion urbaine, il s’écologise6, récuse les impératifs énergivores du productivisme et la hiérarchisation arbitraire imposée par la technocratie, pour progressivement se muer en un éco-urbanisme entièrement dévoué à la qualité relationnelle, processuelle, réversible, expérimentale des divers « ingrédients » indispensables à l’expression de l’urbanité. D’une urbanité à toutes les échelles, de la petite impasse bordée de pavillons à la région, en passant par le quartier hlm à reconfigurer ou le bourg à urbaniser. Nous ne partons pas de rien ! Depuis longtemps déjà, Lucien Kroll, Patrick Bouchain, Philippe Madec et Nicolas Soulier, chacun avec sa conviction, « aménisent » des territoires en respectant à la fois les habitants, le site et le vivant. La biorégion urbaine est une chance pour chaque praticien et chaque habitant. Elle est le cadre situationnel propice à l’écologie existentielle qu’il nous faut d’ores et déjà inventer pour que la Terre soit notre patrie, une patrie sans frontières…
1. « Biorégion urbaine, une leçon italienne » et « Pour une globalisation par le bas », EcologiK 24.
2. Eterotopia France, Coll. « Rhizome », 2014.
3. Selon Thierry Paquot, l’aménagement est toujours normé, standardisé et technocratique. Dans tous ses livres, depuis vingt ans, il utilise donc « ménager » à la place d’« aménager », en précisant que ce verbe veut dire « prendre soin » et que c’est cela que doivent faire les urbanistes, architectes, paysagistes, etc. (ndlr).
4. L’Exode rural et Le Retour aux champs, 2e édition refondue, Paris, Félix Alcan, 1910.
5. D’après les titres des recueils de poèmes d’Émile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées et Les Villes tentaculaires, Bruxelles, Edmond Deman, 1893 et 1895.
6. Repenser l’urbanisme, sous la direction de Thierry Paquot, préface d’Isabelle Laudier, contributions de Sophie Body-
Gendrot, Frédéric Bonnet, Jean-Marc Offner, Vincent Renard et Chris Younès, Infolio, 2013.