Rédigé par Dominique Gauzin-Müller | Publié le 08/09/2015
EK : Que pensez-vous de la politique urbaine menée à Bordeaux ?
Bernard Blanc : La « cité philosophe » se veut un laboratoire urbain et humain à la croisée du social et du durable, là où se joue l’équilibre collectif. Ce projet de société, qui a une double dimension, matérielle et idéelle, s’appuie à la fois sur la préservation du patrimoine (ville de pierre, réserves naturelles) et sur le développement : 100 000 nouveaux habitants d’ici à 2030, révolution numérique, transition écologique. Le modèle bordelais allie des valeurs partagées et une identité collective, faites d’attachement à l’apaisement et au dialogue. Les ferments sont là pour que quelque chose d’unique et de singulier advienne dans cette métropole à taille humaine, fondée il y a 25 siècles au bord de la Garonne. Aquitanis, qui porte la même éthique, peut elle aussi se régénérer sur ce territoire.
EK : Les nouveaux projets ont l’impératif de proposer 25 % de logements sociaux en secteur diffus et jusqu’à 35 % dans les grandes opérations d’aménagement. Quelle est la réponse d’Aquitanis ?
BB : L’attractivité de Bordeaux fait aujourd’hui de son marché immobilier l’un des plus dynamiques de France, donc l’un des plus ségrégatifs : nous venons de dépasser les 4 000 euros par mètre carré pour l’achat d’un logement neuf. Ici, comme sur les marchés tendus d’autres métropoles, de grands groupes HLM nationaux déploient une stratégie de conquête qui passe par le prix d’acquisition du foncier et le système de VEFA1. Le marché immobilier social devient un « océan rouge »2, où la concurrence fait rage. La conséquence est l’augmentation du coût des terrains, de la construction et des transactions… avec au final la banalisation de l’architecture. Plus le marché devient « libre », plus la puissance publique locale doit réguler : charte de la construction durable, aides financières, encadrement du rapport coût/qualité, référentiels, etc. Dans ce contexte, Aquitanis est un opérateur économique comme tant d’autres mais, au nom de la mixité des « produits », nous équilibrons les parts privée et sociale de la nouvelle offre.
EK : Quelle importance donnez-vous à l’approche environnementale ?
BB : Aquitanis détient de longue date des labels comme « Habitat & Environnement », nous prenons en compte les Agendas 21 des communes et nous avons la certification « Système de management environnemental des opérations » (SMEO). Nous sommes donc dans une attitude volontariste d’anticipation des attentes et des exigences en la matière. Pour nous, construire collectivement sur notre territoire prend le sens de « coopérative de production » et s’attache à la notion de « labeur », une épreuve qui renvoie à la notion de courage. Le courage de sortir d’un jeu trop bien réglé, mais rassurant et confortable. Le courage de nous affranchir de l’empire des réglementations, qui nous assurent une légitimité, et de prendre le risque du déséquilibre. Dans notre projet stratégique 2015-2020, nous avons acté que 20 % de notre développement devait se faire « hors normes », « hors piste » !
EK : Comment ancrez-vous la démarche dans le territoire ?
BB : Nous souhaitons contribuer à la reconversion de la ressource en pin maritime des Landes à travers Sylvania. Fondé sur un principe de recherche et développement permanent, ce système constructif industrialisé est une création collective, dont la propriété intellectuelle est partagée entre une agence d’architecture (Atelier provisoire), un industriel (Egéris) et Aquitanis. Avec des projets comme Oréa, Les Aubiers ou Locus Solus, nous voulons aussi participer au retour de la nature en ville : traitement paysager reconverti en agro-écologie, développement d’une horticulture maraîchère et de floriculture de proximité.
EK : Comment la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) pratiquée par Aquitanis crée-t-elle une culture commune ?
BB : L’enjeu, quand je suis arrivé en 2008, était de ré-ancrer l’entreprise sur son territoire, en phase avec la société locale. Le premier pas a été la signature avec Bordeaux Métropole d’une « Convention de gouvernance urbaine pour un développement responsable et durable du territoire ». La piste suivie ensuite par les salariés d’Aquitanis, dans le cadre de groupes de travail, a touché l’adaptation de notre offre au vieillissement des locataires en place. Elle a abouti à un premier « bouquet » d’actions très concrètes, menées par différents métiers de l’entreprise et des partenaires : diagnostics individuels réalisés par des ergothérapeutes du conseil général, adaptation technique du logement, formation à la prévention des chutes, portage de repas et de livres à domicile par une association locale. Dans un autre domaine, la reconversion de friches industrielles aux terres polluées, les équipes ont aussi construit un nouveau savoir-faire débouchant sur le choix qui leur est apparu, par tâtonnements successifs, le plus efficace et le plus « vertueux » : la phytoremédiation. De 2008 à 2014, nous avons ainsi réalisé pas à pas un apprentissage collectif, pour que les performances ne soient plus simplement appréciées pour leur efficacité économique, mais aussi pour leur dimension sociétale et environnementale. Fin 2012, notre démarche a été évaluée par la norme internationale iso 26 000 sur le management durable, et nous avons été reconnus peu après parmi les leaders français de la RSE. Nous avons alors redéfini le pilotage d’Aquitanis en passant d’une logique dominée par les approches financières à une gestion orientée vers l’opérationnel et le stratégique, basée sur le travail d’équipe. Nos valeurs reposent sur les capacités d’initiative, d’imagination et de créativité des acteurs, l’acceptation d’une approche itérative d’essais-erreurs, l’ajustement mutuel, le retour d’expérience organisé, le principe d’innovation ouverte, la remise en jeu et l’adaptation en continu des pratiques professionnelles, donc l’agilité… Le succès de notre méthode et la transformation radicale de la culture d’entreprise reposent sur la volonté farouche du dirigeant de changer de paradigme : substituer à la « théorie de la décision » un nouveau modèle fondé sur l’action collective. L’opération ghi, par exemple, impose aux équipes d’aborder cette « régénération » de 530 logements des années 1960 en site occupé non pas comme une réhabilitation hors normes, mais comme un projet urbain et social, dont la réussite exige une coopération étroite entre différents métiers. Un technicien de maintenance et une responsable de secteur y sont mis à l’épreuve d’un étroit co-pilotage.
EK : Qu’appelez-vous le « pas de côté » ?
BB : Comment faire plus avec moins ? Telle est aujourd’hui la situation des bailleurs sociaux… et de nous tous ! Pour sortir de l’« océan rouge » de la concurrence, nous devons effectuer un saut de valeur. Ce « pas de côté » est le nom du mouvement stratégique engagé par Aquitanis en 2015. Fort d’un apprentissage collectif réussi, et au regard d’un environnement qui s’est modifié en profondeur, il s’agit maintenant de s’engager avec détermination vers un modèle d’entreprise qui considère le territoire non comme un marché, mais comme un bien commun à ménager. Trois dimensions transparaissent clairement dans notre nouvelle offre de logements : intégrer la compétence habitante en impliquant le futur occupant à la conception et la réalisation de l’ouvrage, co-concevoir un « habitat essentiel » autour d’une approche low tech, cultiver ensemble la nature dans des jardins partagés ou une ferme urbaine.
EK : Comment vos équipes rendent-elles pragmatique la « part du colibri » ?
BB : Dans une situation exceptionnelle, il faut que chacun agisse dans ce qu’il fait le mieux : au péril de sa vie pour le colibri, qui porte dans son bec une goutte d’eau pour éteindre l’incendie ; au péril de nos certitudes, de nos croyances et de notre expertise pour aquitanis. Nous acceptons la mise en danger non par fatalisme ou héroïsme aveugle, mais par intime conviction de notre part de responsabilité dans le désastre à venir et dans la solution à trouver. Nous devons réinventer la boîte à outils du management : l’enquête collective dialogique et la méthode de la narration pour raconter les résultats obtenus, ce que le contrôle de gestion se chargeait avant de faire avec une batterie d’indicateurs chiffrés. Chaque « lieu » où nous nous implantons est une parcelle en jachère. Le collectif de production apprend les nouveaux gestes professionnels qui vont permettre de « l’exploiter », non plus en suivant les très anciennes règles de l’optimisation et du rendement, mais selon les nouveaux principes du développement durable.
EK : Dans le projet Locus Solus, comment le « fantôme du futur » est-il incarné pour que chacun puisse prendre part à la conception de son propre logement ?
BB : Dans ce projet d’habitat locatif participatif, les futurs habitants sont parties prenantes dès le début de la phase de conception. Les architectes réalisent la maquette de la structure du bâti, chaque locataire celle de son logement. La clé est le respect et l’écoute de part et d’autre pour qu’une double boucle d’apprentissage collectif s’enclenche : du côté des habitants par un transfert progressif de connaissances et un savoir-faire assurant une montée en compétence (ateliers, visites et rencontres en sont les outils privilégiés), du côté de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’oeuvre par un questionnement incessant de leurs pratiques, des modes de vie actuels et de leur traduction en éléments de programme.
EK : Quelles sont les ambitions d’aquitanis pour l’avenir ?
BB : Nous abandonnons les autoroutes des normes internationales, qui s’imposent peu à peu pour maintenir l’empire du chiffre, et où même le délétère pèse le poids d’un ratio et doit avoir la beauté du nombre. Nous ouvrons une nouvelle voie aux démarches sincères et exigeantes de rse et de développement durable, afin d’imaginer un nouvel écohabitat avec des artisans manufacturiers et d’honnêtes hommes et femmes des arts et des lettres. Notre exigence pour perdurer est d’être les meilleurs gestionnaires qui soient afin d’échapper à notre dépendance vis-à-vis de la « civilisation des machines », et de rétablir des relations de coévolution entre les établissements humains, la nature et le travail. Aujourd’hui considéré comme un consommateur individuel et un client du marché, l’habitant peut prendre sa part pour faire bouger les lignes. Le colibri peut avoir un effet papillon !