La Somme la traverse, un peu à l’écart se trouve l’Avre et au nord-ouest de la ville, la Selle, sans oublier les canaux, tout cela confère aux hortillonnages, jardins urbains, une place de choix. Un peu plus loin encore, en hauteur, la citadelle avec sa muraille, ce bâtiment militaire est devenu une université par la magie du compas et de l’équerre de Renzo Piano. Comme toute construction publique, l’université bénéficie du 1% artistique (qui représente 1% du coût global du bâtiment sans les honoraires de l’architecte, la voirie, le mobilier, etc.), généralement il s’agit d’une œuvre visible par tous, une fresque murale, une statue, un ornement en céramique sur la façade principale, une tapisserie dans le hall d’entrée… Depuis sa création en 1951 (sur une idée du Front populaire en 1936), plus de 4 000 artistes ont produit 12 300 réalisations, qui d’après le texte de loi doivent concerner toutes les « disciplines artistiques », dont les « installations lumineuses, sonores, botaniques ». Ainsi une œuvre immatérielle peut entrer dans ce fameux 1% artistique. C’est le cas pour Rhizome de Nicolas Frize.
Compositeur de musique contemporaine, Nicolas Frize, né en 1950, est aussi un capteur de sons, un cueilleur de sonorités, un dompteur de rythmes, un entendeur de voix. Il crée, en 1975, Les Musiques de la Boulangère (Saint-Denis) où il installe son studio et complète sa Voixthèque, il y compose en partie ses œuvres qu’il conçoit lors de résidences. Le paysage sonore urbain l’inspire ainsi que les paroles des machines, le télescopage des bruits du quotidien, les rythmiques naturelles (le vent, les branches, l’eau de la pluie comme celle d’un ruisseau, les oiseaux et insectes…). C’est dans ce vaste réservoir sonore qu’il puise le thème de ses créations. Il note les notes en une partition qu’il ne jouera pas mais fera interpréter par des voix, des instruments, des objets techniques et aussi, parfois, le vent qui actionne les feuilles en un bruité suggestif. Concentration tendue lors de la création, puis déploiement libérateur lors de l’interprétation. Aucune de ses quelques 200 créations ne se ressemblent, ce sont, à chaque fois, des agencements sonores uniques, fruits d’un travail ardent, sans facilité. Il faut d’abord qu’il s’imprègne du lieu et de tout ce qu’il invitera à contribuer à son œuvre. Ainsi a-t-il arpenté le site de la Citadelle sans trop savoir ce qu’il y cherchait. C’est cette complicité avec un lieu qui déclenche un premier mouvement musical. Là, le lieu combine à la fois des bâtiments clos (une citadelle est rarement ouverte…), des passages, un chemin de ronde, un bois, un amphithéâtre herbeux en plein air, un vaste parvis… C’est dire la variété des usages et la diversité des ambiances. Chaque étudiant a son parcours, il arrive par la passerelle se rend à la bibliothèque ou au restaurant universitaire ou encore dans un des amphithéâtres regroupés dans une même construction. Observer les parcours des uns et des autres, selon les heures de la journée, permet de dessiner une chorégraphie des corps et saisir des moments de forte densité et d’autres de marée basse… Le dessin de ces parcours entremêlés, non hiérarchisés, sans pourquoi évoque la figure brouillonne, désordonnée, incontrôlable du rhizome. Cette racine prolifère en ignorant somptueusement les points de connexions et autres intersections, pas plus que la destination de ses excroissances. Le rhizome est la face cachée de l’université si bien balisée avec ses disciplines aux délimitations parfaites. Le rhizome sonore vient ici rappeler que la connaissance emprunte souvent des voies inattendues pour rendre intelligible le monde et élaborer des concepts. Le rhizome n’est pas un réseau. Ou alors, il serait au réseau ce que la rêverie est au connaître…
Le 1% artistique donne des moyens (pour une fois !) et réclame un ancrage local. Nicolas Frize, qui ne commercialise pas ses « symphonies urbaines » (les impôts participent au financement de son travail, qui doit être gratuit pour le public), aime à s’entourer de celles et ceux qui, sur place, professionnels ou amateurs, offrent à la musique leur ténacité et aussi leurs rêves. Alors, il travaillera avec l’Orchestre de Picardie, l’Harmonie Saint-Pierre, les chorales de la région, les étudiants en art, les lycées, collèges et écoles et fera appel aux voix individuelles de bonne volonté…Plusieurs séances d’enregistrement (86 h) de ces collectifs, se dérouleront sur plusieurs mois, entrecoupées par des prises de son sur le territoire. C’est plus de 1 500 personnes qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à la fabrication et à la réalisation des 775 séquences musicales diffusées dans Rhizome. Ces séquences musicales sont localisées. Les enregistrements spécifiques à chaque lieu (la porte, la caserne, les amphis, la passerelle, le bois…) dépendent pour leur diffusion et leur ordonnancement du logiciel mis au point pour Nicolas Frize par Robin Meier, réalisateur de l’informatique musicale. Ainsi, de façon aléatoire, les morceaux enregistrés se manifestent sans prévenir et aux heures décidées par l’ordinateur. On franchit la porte de l’enceinte et des sons qui invitent à entrer sans crainte et semble nous prévenir que les parois des bâtiments résonnent de toute une musique accumulée dans leurs pierres. Le hall du bâtiment des amphithéâtres dissimule dans ses parois des amplificateurs qui chuchotent des voix mêlées à des vibrations de cordes et à des battements sourds de tambours. Des étudiantes discutent en attendant l’heure du cours, Nicolas Frize, incognito, leur demande ce que sont ces « bruits », elles s’en étonnent et trouvent cela « bizarre ». Le déficit de communication est patent : rien n’indique que ce lieu converse avec ses habitants, qu’il s’exprime avec ses instruments et souhaite créer une sonorisation propice à l’attente. La caserne (bâtiment principal) laisse échapper de sa façade en direction du parvis de nombreuses musiques qui la transforment en une sorte d’éponge à sons, comme si la construction était spongieuse et qu’au lieu de retenir de l’eau elle contenait des sons musicalisés. Il faut tendre l’oreille, mais le bâtiment est bavard ! Rassurez-vous, ses propos bien accordés conduisent au silence, qui rebondit en message musical avant de s’imposer à nouveau. Les sons rebondissent sur les murs et font de la façade un clavier géant sur lequel des doigts invisibles composent une partition changeante, aérienne, enchanteresse. Dans le petit bois, derrière ces bâtiments, des arbres abritent des nichoirs sonores et comme le suggère Nicolas Frize, leurs notes tombent comme une pluie bien rythmée. Tout a été fait pour éviter que la musique ne l’emporte sur le vent et les oiseaux, elle demeure discrète, primesautière, rafraichissante. Elle façonne un dedans alors même qu’on se trouve dehors, un dedans pour des confidences, des déclarations murmurées, des secrets amoureux… Un peu plus bas, une passerelle relie la Citadelle à un parking et au derrière de la ville. Là, les enceintes ont été dissimulées dans le plancher de la passerelle et le son monte vers les passants, les enveloppe du bas vers le haut et les accompagne le temps de leur passage. Une étudiante s’aventure sur la passerelle, Nicolas lui demande ce qu’on entend, elle répond qu’elle ne sait pas, mais que cela varie selon les jours et les heures… Elle ne nous dit pas si cet accueil musical l’incite à aller en cours ou bien à se réfugier sous les arbres-à-musique !
Savons encore écouter pour entendre ? Nous savons tous que regarder n’est pas voir. Nous savons aussi que notre ordinateur possède une mémoire à défaut d’avoir des souvenirs. Nicolas Frize avec ses « moments musicaux » dispersés dans l’espace urbain assure à l’ouïe une culture singulière, loin des messages téléphoniques, des musiques d’ambiance des boutiques, des annonce sonores dans les lieux publics, du brouhaha généralisé des villes et des transports collectifs, une culture musicale hors-les-murs des opéras, salles de concerts, cabarets et autres philharmoniques. Là, dans une université, il rhizome musicalement sans le dire, semant des sons et jardinant les vibrations. Chacun ici entre, ou pas, en écho avec ces musiques. S’il les entend alors son paysage deviendra sonore, il accordera son tempo à celui des murs, de la passerelle, de la caserne et sera attentif à chaque son qui perle à la surface d’une paroi, qui l’accompagnera au creux de son oreille pour toute une déambulation musicale.
Peut-être reviendra-t-il sur ses pas, espérant retrouver une brève cascade de tabla, comme des battements de cils, des volets qui claquent, des mains qui applaudissent, des tuiles qui se déhanchent ou bien le doux ruissellement d’une harpe, le souffle d’un cuivre, le grave d’une voix, la répétition de quelques notes de piano, sans autre obsession que le son cristallin des notes, leur beauté sage comme une image. Ah oui, ne sont-ce pas les surréalistes qui faisaient remarquer que l’anagramme d’image était magie ? Le Rhizome de Nicolas Frize relève de la magie, de la sorcellerie, de l’envoûtement. Après une trop rapide excursion en ce lieu de briques, de terre, d’arbres et de sons, j’ai comme l’impression que je ne peux plus errer dans un paysage muet, que tout paysage est un don des sensations et que mes oreilles m’aident en en percevoir l’intimité : son dedans dehors.