EcologiK : Entre innovation technologique, sauvegarde des pratiques traditionnelles, maîtrise de l’étalement urbain et résolution de la crise du logement, de nombreux défis attendent l’architecture. Au regard des préoccupations environnementales, quel positionnement adoptez-vous pour votre programmation ?
Guy Amsellem : Le projet de la Cité de l’architecture & du patrimoine articule le temps long des collections, des archives et de la recherche, le temps moyen de la formation et le temps court des expositions et des évènements. La question des transitions écologique et énergétique est abordée à ces trois échelles temporelles. Ainsi, notre politique de collecte d’archives, redéfinie avec l’aide d’un comité scientifique composé d’historiens de l’architecture, prend désormais en compte la question environnementale. Par ailleurs, la thématique choisie cette année pour les Cours publics de l’École de Chaillot, « Patrimoines et territoire : agir pour le climat au XXIe siècle », fait écho à la COP21 qui s’est tenue à Paris début décembre. La conférence internationale « Architecture, le climat de l’avenir », que nous avons organisée le 30 novembre dernier avec l’Union internationale des architectes (UIA), s’inscrit dans cette même perspective. Nous avons également mis en place un nouveau programme de débats intitulé « Écosophie » (terme emprunté à Félix Guattari), qui vise à favoriser les échanges entre l’architecture et les autres champs de la connaissance, à l’ère de l’Anthropocène. Je rappelle aussi notre partenariat au long cours avec la Fondation Locus, pour le Global Award for sustainable architecture, dont nous assurons la valorisation culturelle, et qui prend désormais une dimension éditoriale, à travers la collection « Manifestô », éditée par Gallimard Alternatives. Enfin, nous continuons à traiter des enjeux de l’architecture écoresponsable dans nos expositions, comme « Habiter écologique » ou « Réenchanter le monde ».
Le fossé entre l’exposition « La méthode Piano » et celle des AJAP (Albums des jeunes architectes et paysagistes) souligne les questionnements qui agitent la discipline. Comment donnez-vous à toutes les générations une place à la Cité ?
Cette diversité des générations concerne d’abord nos publics. La Cité de l’architecture entend être aussi la Cité des étudiants en architecture. Nous accueillons désormais chaque année, depuis trois ans, les étudiants de première année des écoles d’architecture. Nous stimulons leur créativité à travers les concours que nous organisons et nous sommes également un partenaire pédagogique, par le truchement des workshops que nous mettons en place avec de nombreux établissements, dans le cadre de nos expositions. La diversité, non seulement des générations, mais aussi des expressions architecturales, sur lesquelles nous portons des regards historique et contemporain, est primordiale dans notre programmation. Nous sommes résolument pluralistes : Kroll et Piano, l’AUA et Yona Friedman, l’habitat informel des campements et l’urbanisme normé des cités balnéaires. L’ouverture à cette hétérogénéité est la seule façon de permettre au public de comprendre les enjeux de l’architecture et de la ville. Le regard comparatiste répond au même objectif. Nous avons inauguré, en octobre, un nouvel espace – la Plateforme de la création architecturale – afin de proposer une programmation plus dense, plus réactive, plus prospective, plus souple, visant à mettre en perspective la scène architecturale française dans le contexte européen. Le programme est renouvelé tous les trois mois. Durant les cinq prochains trimestres seront présentées les agences hexagonales TVK, X-TU, Marc Barani, Frédéric Borel, Didier Faustino, en duo avec des équipes européennes : les Hollandais de RAAAF, l’agence belge 51n4e, l’architecte espagnole Carme Pinos, l’agence slovène OFIS, et le concepteur suisse Philippe Rahm.
L’architecture tient peu de place dans le débat public alors que l’habitat concerne chacun. Comment interprétez-vous ce paradoxe ? En quoi les musées participent-ils à l’émergence d’une culture populaire architecturale ?
Il faut tout de même noter le vote du projet de loi Création-Architecture-Patrimoine par l’Assemblée Nationale et l’annonce, par l’ancienne ministre de la Culture Fleur Pellerin, de sa Stratégie nationale pour l’architecture. L’architecture est donc de retour dans le débat public. Par ailleurs, les français ne sont pas aussi « fâchés » qu’on le pense avec l’architecture contemporaine. Ils le sont certainement beaucoup moins que dans les années 1970, à l’époque de l’industrialisation massive du logement et de la rénovation urbaine lourde. L’ouverture d’un lycée, d’une médiathèque ou d’une place publique rénovée reçoit le plus souvent un accueil positif. Et que dire du plébiscite des Marseillais pour le Mucem ? Les expositions qu’organisent les musées et les centres utilisent une ressource précieuse – le fait que l’architecture, si elle est une discipline autonome, est aussi présente dans la culture et la pensée : dans les champs de la création, dans la réflexion politique et économique sur l’organisation des sociétés, dans l’expérience sensible de chaque visiteur, aussi bien que dans ses aspirations de citoyen à un mieux-vivre. On peut donc rendre l’architecture accessible, discutable, dès lors qu’on la sort de son propre isolement et qu’on l’immerge dans les grands débats sur les transformations du monde habité. À la Cité, ceux-ci sont de plus en plus transdisciplinaires, afin de la décloisonner, de la replacer dans l’histoire du temps présent, de rendre sensible sa façon d’évoluer, de la faire épouser les enjeux de son siècle, de donner forme aux aspirations des sociétés, de transformer les villes etc.
Encore moins connu que l’architecte, il y a le paysagiste et plus généralement tous ceux qui participent à la fabrique de la ville. L’appellation « Cité de l’architecture & du patrimoine » ne recouvre-t-elle pas aujourd’hui une réalité plus large ?
L’architecture intervient à différentes échelles spatiales. Elle s’articule ainsi avec l’habitat, les mobilités, les activités. La Cité s’intéresse à l’échelle de l’édifice, bien sûr, mais aussi à celles du projet urbain et du grand territoire. Elle traite, certes, du patrimoine bâti, mais aussi du patrimoine urbain et paysager. Nous avons organisé en 2013 avec l’École nationale supérieure du paysage de Versailles un passionnant colloque sur l’héritage de Le Nôtre et nous préparons un hommage à cet immense paysagiste que fut Pascal Cribier.
La sensibilisation des jeunes générations revêt une importance capitale, or l’architecture et l’urbanisme sont absents des cursus scolaires. Quel rôle peut jouer la Cité ?
Notre action en la matière est ambitieuse et militante. Elle s’étend sur un large spectre, qui va de la formation des formateurs (enseignants et futurs professionnels) à l’utilisation du numérique et des nouveaux médias, ainsi qu’aux dispositifs destinés au jeune public (développement d’outils de médiation, promenades architecturales, exposition-ateliers). Mais ce travail ne peut se limiter aux jeunes générations. Sensibiliser à l’architecture, c’est parler de qualité et donner à voir comment celle d’un bâtiment transforme le quotidien, le cadre de travail ou l’environnement urbain. C’est aussi faire prendre conscience de la fragilité de toute création : un changement malencontreux de menuiseries peut dénaturer une façade, une infrastructure peut défigurer un quartier ou au contraire le faire renaître. Notre action de formation des maîtres d’ouvrages prend ici tout son sens. Quant à la sensibilisation du grand public, elle peut être adossée à différents enjeux : le débat sur la transition écologique, la mise en place des métropoles ou encore la réflexion qui s’esquisse sur le redéveloppement rural.
La Cité est aussi un espace de réflexion. Influence-t-elle la politique de la ville ou fait-elle seulement écho aux bouleversements de notre temps ?
Nous souhaitons inscrire la création architecturale non seulement dans le champ de l’histoire des formes, mais dans celui, plus vaste, de la société : la fabrication de la ville ; le logement ; le vivre ensemble ; les périphéries urbaines ; la métropolisation ; les conditions de production de l’architecture ; les grandes transitions écologique, énergétique, démographique et urbaine. L’invention formelle est, certes, un enjeu de l’architecture. Est-elle pour autant la seule ressource de la création architecturale aujourd’hui ? La question de l’interaction entre la forme et la société n’est-elle pas tout aussi importante ? Nos champs de réflexion sont donc larges. Quant à savoir s’ils influencent ou non la politique de la ville, je vous en laisse juge. Décrire les phénomènes, n’est-ce pas déjà aussi prescrire des politiques ?
Quelles seront les prochaines expositions à ne pas manquer ?
Nous présentons jusqu’à la fin février 2016 trois expositions consacrées à l’AUA (Atelier d’architecture et d’urbanisme), à Renzo Piano et à Chandigarh, la ville indienne conçue par Le Corbusier. Nous enchaînerons en avril 2016, avec « Habiter le campement ». Le drame des réfugiés syriens en Europe montre, une nouvelle fois, l’extension du domaine de l’habitat précaire, reflet d’une expérience du monde qui, pour beaucoup de nos contemporains, s’effectue dans les marges et les frontières. L’exposition sera bien sûr attentive au regard critique des sciences sociales, mais elle s’intéressera aussi à l’ambivalence du campement, à son inventivité spatiale et au potentiel de renouvellement qu’il porte. L’exposition « Les universalistes » mettra en valeur les dernières générations d’architectes portugais, comme Alvaro Siza, Eduardo Souto de Moura ou les frères Aires Mateus. En dialogue permanent avec le monde, ils renouent avec la tradition historique et culturelle portugaise, qui précéda le mouvement des Lumières. Nous consacrerons également une exposition à Yona Friedman, redécouvert aujourd’hui par la nouvelle génération. Enfin, à l’automne prochain, « Tous à la plage » racontera, au regard des pratiques internationales, l’histoire des cités balnéaires françaises, depuis leur naissance au XVIIIe siècle, quand ces villes étaient des lieux de liberté pour les vacanciers et d’invention pour les architectes, jusqu’aux développements actuels en Espagne, à Dubaï ou en Chine.