Rédigé par Dominique Gauzin-Müller | Publié le 24/11/2015
EK : Où en sommes-nous vraiment de l’amenuisement des ressources ?
Encore Heureux : Nous continuons de découvrir l’étendue du problème des ressources et ses implications environnementales, économiques et géostratégiques. Ce phénomène est pourtant bien connu depuis deux générations ! Il y a eu notamment le rapport Meadows sur les limites de la croissance au début des années 1970, qui pointait l’impasse physique du modèle de développement hérité des Trente Glorieuses. Mais également la première photographie de notre planète vue depuis la Lune, qui nous a montré la singularité de notre embarcation terrestre, et nous a fait admettre son caractère fini. Malgré cette prise de conscience, nous avons le sentiment que la surexploitation des ressources s’amplifie. On parle aujourd’hui du peak all, en référence au peak oil, pour indiquer que le problème du pétrole va s’étendre à l’ensemble des matières premières disponibles. Mais le cas de l’énergie reste symptomatique, puisque c’est le carburant qui perfuse notre société industrielle. La ruée vers les hydrocarbures non conventionnels est aujourd’hui plus difficile, plus coûteuse, et surtout beaucoup plus violente vis-à-vis de l’environnement. La pollution de l’eau liée à la fracturation hydraulique pour extraire les gaz de schistes et la dévastation de la forêt boréale canadienne pour exploiter les sables bitumineux sont dramatiques. Aujourd’hui, les énergies fossiles sont trop systématiquement associées à la destruction des milieux naturels. Il est important de réaliser que les autres domaines seront aussi confrontés à des limites physiques. La révolution numérique, avec tout l’espoir d’une société intelligente car interconnectée, bute à moyen terme sur l’impasse des terres rares, dont les métaux précieux sont des constituants majeurs de nos téléphones et de nos ordinateurs. Même les terres arables sont devenues très convoitées. L’alternative semble encore très éloignée de l’idéologie dominante, mais elle est pourtant simple à comprendre. Nous devons combattre la logique de surexploitation des ressources, qui génère autant de profits privés que de pollutions globales, pour inventer et construire des principes de gestion qui engagent durablement les communautés et leurs territoires dans la préservation et la transmission des biens communs.
EK : Architectes et urbanistes sont-ils conscients de la finitude des matières premières, que nous gaspillons allègrement dans la construction ?
EH : Le cas de la disparition du sable est emblématique pour comprendre que ce principe de finitude s’applique aussi au domaine du bâtiment et des travaux publics. Par le biais de son documentaire Le sable : enquête sur une disparition, Denis Délestrac est devenu un lanceur d’alerte pour tous ceux qui ne rangeaient pas le sable, et par extension le béton ou le verre, dans les matériaux en voie d’épuisement. Troisième ressource naturelle la plus utilisée après l’air et l’eau (15 milliards de tonnes extraites par an), il est indispensable à la construction mais aussi à la production industrielle, des cosmétiques aux composants des ordinateurs. Cette ressource semble abondante sur la planète, mais le sable du désert, arrondi par les vents, est impropre à la construction, tandis que le sable de mer ou de rivière a été roulé par les courants, et possède des grains judicieusement grossiers et anguleux, qui s’agrègent pour faire du béton. On a commencé par exploiter les carrières et le lit des rivières pour en venir maintenant aux plages. L’extraction massive de cette ressource a des conséquences en cascade sur les écosystèmes des littoraux, et génère des conflits entre la société civile et les groupes cimentiers. Vu l’hégémonie mondiale de ce matériau, les prescripteurs que nous sommes ont leur part de responsabilité. Mais nous avons étés nous-mêmes surpris quand nous avons appris récemment que le sable disparaissait. Concernant les métaux, nous savions également que les réserves étaient comptées, mais sans mesurer qu’il s’agissait d’à peine quelques décennies. La pénurie serait effective pour le zinc en 2025, pour le plomb en 2030 et pour le cuivre en 2040.
EK : Votre exposition sur le réemploi a eu beaucoup de succès. A-t-elle eu l’impact que vous attendiez sur les professionnels et le grand public ?
EH : Avec Alexandre Labasse et toute l’équipe du Pavillon de l’Arsenal, nous avons beaucoup travaillé sur la médiation du sujet du réemploi des matériaux en architecture : l’exposition devait être aussi claire et compréhensible que possible, même pour des néophytes. La première partie, pourtant sombre sur le constat de la crise des matières premières, était traitée par des dispositifs et des maquettes permettant de visualiser des données et d’en comprendre les enjeux. Pour présenter les réalisations, il n’y avait volontairement aucun plan mais des photos des processus, des échantillons grandeur nature et les propos des concepteurs Malgré les effets de loupe inhérents à la focalisation sur un sujet précis, nous cherchions à présenter un catalogue de possibles pour une architecture moins « matériauvore ». Nous avons également conduit de nombreuses visites guidées auprès d’étudiants, d’élus, de promoteurs et de professionnels du bâtiment, afin de partager nos questionnements et nos espoirs. L’impact d’une exposition est avant tout culturel : c’est un outil pour défendre une position, participer au débat public et déconstruire certains schémas de pensée. Nombreux sont ceux qui ont manifesté leur intérêt et leur envie d’agir. Malgré la complexité du monde actuel, nous espérons que la constitution de ce savoir collectif se traduira par de multiples expériences concrètes. Aujourd’hui des perspectives semblent s’ouvrir : des commanditaires cherchent à réécrire leurs cahiers des charges pour intégrer du réemploi dans leurs opérations, des filières de récupération se structurent et des institutions accompagnent la recherche et l’expérimentation. Les résultats de l’étude commandée par l’Ademe pour identifier les freins et les leviers potentiels pour la réutilisation de produits et matériaux de construction sont ainsi prévus pour début 2016.
EK : Comment le réemploi peut-il apporter des pistes créatives à l’échelle du bâti et de l’aménagement du territoire ?
EH : Considérer sérieusement l’idée du réemploi des matériaux engage nécessairement une réflexion plus large. Ce n’est pas la solution, mais plutôt une occasion de s’interroger sur le cycle de la matière, en se demandant de quoi sont faits nos bâtiments. D’où viennent les matériaux ? Ont-ils été importés de loin ? Sont-ils des capteurs ou des émetteurs de carbone ? Quel degré de raffinement industriel ont-ils subi ? Quelle sera la durée de leur première vie ? Seront-ils facilement démontables et réutilisables ? Le prisme du réemploi force à réfléchir différemment, car l’étude des déchets est toujours très instructive. L’indignation sur le gaspillage des invendus alimentaires a participé à la récente remise en question du modèle de la grande distribution et de l’agriculture industrielle De la même façon, l’augmentation des rebuts de la construction doit questionner tous les acteurs de la fabrication des immeubles et de la ville. Dans certains cas, l’imaginaire associé au réemploi pourrait contribuer à une meilleure orientation des choix. Au niveau des infrastructures, la construction du Grand Paris express va par exemple inévitablement engendrer des volumes considérables de résidus à traiter. Nous ne sommes pas dogmatiques, mais défendons plutôt l’idée d’une mixité, en privilégiant les matériaux bio-sourcés, puis ceux qui sont réemployés ou recyclés, afin de minimiser l’utilisation des produits d’origine fossile. Dans notre contexte européen, où les villes sont déjà largement constituées, l’imaginaire du réemploi permettrait aussi de considérer les édifices à démolir comme des « mines urbaines ». Mais cela nécessite de concevoir différemment, à partir de ce qui est déjà là, et non à partir de la page blanche. Cette approche n’est pas nouvelle : elle constituait la règle dans une grande partie de l’histoire de l’architecture préindustrielle.
EK : Le réemploi a-t-il un rôle à jouer dans les écoquartiers ?
EH : Aujourd’hui, faire du réemploi en architecture reste un acte militant, car les obstacles sont encore nombreux. Mais la volonté d’élus sensibilisés et de maîtres d’ouvrage prêts à innover autorise certaines opérations. Dans le cas d’écoquartiers qui s’implantent sur d’anciens sites industriels, la logique est de faire du réemploi in situ, c’est-à-dire de réutiliser des éléments issus de la déconstruction sélective de l’existant. On réduit ainsi à la fois les coûts et les contraintes liées au transport et au stockage des matériaux. C’est la démarche qui a été engagée par Bellastock, dans le cadre de l’écoquartier fluvial de L’Île-Saint-Denis, implanté sur le site des anciens entrepôts du Printemps*. Dans le cas de constructions neuves, le réemploi peut aussi trouver sa place sans pour autant être déployé comme un manifeste et porté en étendard. C’est ce que nous appelons le « réemploi invisible » : les matériaux sont recalibrés, retraités et peuvent se confondre avec des produits neufs. L’expérience pionnière de l’écoquartier Bedzed, en Grande-Bretagne, a intégré ce principe dans la structure métallique des bâtiments qui provient à 95 % de filières de recyclage.
EK : Le réemploi est-il intégré au parti que vous avez pris pour le village éphémère de la COP21 ?
EH : Avec l’agence Construire, Elioth et Quattrolibri, nous avons eu l’opportunité de travailler sur le concept de cet événement hors normes, qui sera le plus grand sommet diplomatique que la France ait jamais accueilli. Il s’agissait de concevoir l’organisation de cette ville éphémère de 40 000 personnes, sur laquelle le monde entier aura les yeux rivés dans l’attente d’un accord universel et contraignant sur le climat. Afin d’offrir un cadre de travail propice aux négociateurs, nous avons axé nos propositions sur l’idée du confort : thermique, acoustique et lumineux. Mais nous avons surtout cherché à minimiser la quantité de matières à réemployer à l’issue de la COP21, afin d’éviter par exemple que des kilomètres de moquette soient jetés. Nous avons aussi imaginé de travailler à partir des modèles standard de tentes, en effectuant certaines améliorations pour construire les espaces complémentaires à ceux qui existent déjà sur le site du Bourget. Tout le concept s’articulait autour d’un bâtiment emblématique, siège des réunions plénières, conçu en bois et entièrement démontable. Nous avons proposé qu’il soit récupéré par une collectivité locale à la fin de la manifestation, réinstallé de façon définitive et reconfiguré en équipement sportif ou en lieu de spectacle. Malheureusement, nous avons appris fin mai que le secrétariat général de la COP21 souhaitait développer seul notre concept scénographique, et que la présence d’architectes n’était plus nécessaire. Cette situation est symptomatique de l’écart que nous mesurons souvent entre les ambitions affichées et les procédures opérationnelles permettant d’y parvenir. Il est urgent d’accorder la forme et le fond, à toutes les échelles. Qu’il s’agisse d’un bâtiment bas carbone, d’un écoquartier ou d’une conférence mondiale sur le climat, les mots ne suffisent pas à inscrire des désirs dans la réalité.